Tanger Med : le port marocain qui bouscule la hiérarchie maritime mondiale
AFRIQUE
Thomas Dos Remedios
7/30/20255 min temps de lecture


UN PROJET LOGISTIQUE DEVENU VITRINE STRATÉGIQUE
À l’extrême nord du Maroc, sur les rives du détroit de Gibraltar, le complexe portuaire de Tanger Med s’est imposé en moins de deux décennies comme l’une des plateformes logistiques les plus dynamiques au monde. Ce qui n’était qu’un chantier titanesque en 2003 est devenu, depuis 2023, le premier port de Méditerranée et d’Afrique en volume de conteneurs, avec 9,5 millions d’EVP (équivalents vingt pieds) traités en une seule année, surpassant des géants historiques comme Barcelone ou Le Havre.
Cette réussite ne repose pas uniquement sur l’avantage géographique du site – à 14 kilomètres de l’Espagne et à l’intersection des routes maritimes entre Asie, Europe et Amériques – mais sur une stratégie d’aménagement maîtrisée, pilotée directement par l’État. À la différence de nombreux ports africains gérés en concessions fragmentées, Tanger Med a été conçu comme un projet intégré, articulant trois éléments clés : un port à transbordement de niveau mondial, une zone franche industrielle et logistique de plus de 2 000 hectares, et des infrastructures de transport interconnectées à l’échelle nationale (autoroutes, rail, gazoducs, télécommunications).
Piloté par la Tanger Med Port Authority, bras public de l’État, le projet bénéficie d’une gouvernance centralisée qui a permis de concilier vision politique, planification technique et rapidité d’exécution. En 2023, plus de 1 100 entreprises sont installées sur la plateforme, dont des leaders mondiaux comme Renault, Bosch, Adidas ou Huawei. L’ensemble a généré un chiffre d’affaires de 1,74 milliard de dirhams, tout en créant plus de 110 000 emplois directs et indirects, selon les chiffres de la TMPA.
L'INTÉGRATION AUX FLUX MONDIAUX ET AUX CHAÎNES DE VALEUR
Tanger Med n’est pas seulement un port de transit : c’est un véritable nœud logistique mondial, inséré dans les grandes chaînes de valeur industrielles. L’exemple le plus emblématique est celui du secteur automobile. L’usine Renault de Melloussa, située à 30 kilomètres du port, exporte plus de 95 % de ses véhicules vers l’Europe via Tanger Med, avec une cadence de 350 000 voitures par an. Cette intégration entre production industrielle et logistique portuaire permet au Maroc de s’insérer dans la cartographie des fournisseurs "juste à temps" pour le marché européen.
Le port fonctionne également comme hub de transbordement pour les grands armateurs mondiaux. Le groupe danois Maersk, l’italo-suisse MSC et le chinois COSCO y disposent de terminaux ultramodernes, parfois entièrement automatisés. Grâce à ces partenariats, Tanger Med est relié à plus de 180 ports dans 77 pays, avec une trentaine d’escales hebdomadaires vers l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Nord. Le port se positionne comme une alternative fiable aux ports congestionnés d’Europe du Nord, tout en bénéficiant d’une main-d’œuvre qualifiée et de coûts logistiques compétitifs.
Selon l’économiste Mehdi Lahlou, spécialiste de la logistique maritime en Afrique, « Tanger Med n’a rien à envier aux hubs du Golfe ou d’Asie du Sud-Est. Ce qui le distingue, c’est la cohérence territoriale du projet et la rapidité de sa montée en puissance ». Le Maroc est ainsi devenu un acteur logistique pivot dans les flux eurafricains et eurasiatiques, capable d’absorber une partie croissante des échanges intercontinentaux.
UN INSTRUMENT D'INFLUENCE GÉOPOLITIQUE ET CONITENTALE
Au-delà des performances économiques, Tanger Med est un outil d’influence diplomatique et géoéconomique. Dans un contexte de rivalité régionale, notamment avec l’Algérie, le port renforce la position du Maroc comme puissance maritime structurante. Alors que le projet algérien de port en eaux profondes à Cherchell est au point mort, le Royaume capte à son profit une part croissante des flux en provenance d’Asie ou d’Afrique de l’Ouest, et devient un relais incontournable pour les compagnies maritimes cherchant à éviter les incertitudes politiques ou logistiques régionales.
Le port est aussi un pivot de la stratégie africaine du Maroc. Depuis les années 2010, Rabat a renforcé ses relations commerciales et diplomatiques avec l’Afrique subsaharienne, en particulier l’Afrique de l’Ouest. Tanger Med agit ici comme une tête de pont logistique, avec des connexions régulières vers Dakar, Abidjan, Lagos ou Conakry. Cette intégration est accompagnée d’une offensive dans d’autres secteurs (bancaire, télécom, énergie) qui fait du Maroc un acteur clé de l’émergence africaine.
À l’échelle globale, le port s’insère dans les routes de la soie maritimes promues par la Chine. Depuis l’arrivée du groupe COSCO en 2018, Tanger Med est devenu un point de passage stratégique des flux sino-européens. Cette intégration renforce la diplomatie multivectorielle du Maroc, qui équilibre ses partenariats entre Europe, Chine, Golfe et États-Unis, en valorisant son rôle d’interface logistique et industrielle.
Mais ce succès est aussi politique. Pour la monarchie marocaine, Tanger Med est une vitrine de stabilité et de modernité, qui sert à conforter l’image d’un pays émergent, organisé et stratégiquement positionné. Le roi Mohammed VI en fait régulièrement mention dans ses discours, comme symbole de réussite et d’orientation stratégique tournée vers l’avenir. Le port est devenu un pilier de la narration monarchique, mobilisé pour démontrer la capacité du régime à créer de la richesse, à s’insérer dans la mondialisation et à rayonner en Afrique.
VULNÉRABILITÉS, LIMITES ET RÉAJUSTEMENTS
Malgré ses performances, le modèle Tanger Med présente des fragilités. D’abord, sa dépendance à l’activité de transbordement (qui représente environ 85 % de son trafic conteneurisé) rend le port sensible aux perturbations des flux mondiaux. La pandémie de COVID-19, les tensions en mer Rouge ou les fluctuations de l’économie chinoise rappellent combien les ports-hubs sont vulnérables aux crises exogènes. La présence dominante d’armateurs étrangers soulève aussi des questions de souveraineté logistique : le Maroc, à ce jour, ne dispose pas d’une flotte commerciale significative, ni d’un pavillon maritime national compétitif.
Par ailleurs, les retombées territoriales du port restent inégales. Si Tanger Med a créé de l’emploi et stimulé certains secteurs industriels, la région du Rif, voisine du port, demeure marquée par le chômage, les inégalités et les tensions sociales. Le port fonctionne en grande partie comme une enclave logistique, peu reliée au tissu économique informel ou artisanal du nord marocain. Des associations locales dénoncent aussi des conditions de travail dégradées dans certains secteurs sous-traités, notamment dans le textile et la logistique légère, où les droits sociaux sont peu respectés.
Enfin, la question stratégique du développement maritime du Maroc reste ouverte. Tanger Med est un projet central, mais il doit désormais s’inscrire dans une stratégie plus large de souveraineté maritime. Le lancement du futur port de Dakhla Atlantique, prévu pour 2028 dans la région du Sahara occidental, va dans ce sens : il s’agit d’ouvrir un nouvel axe de connectivité vers l’Afrique de l’Ouest atlantique, tout en renforçant l’intégration territoriale du Sahara. Ce projet, éminemment politique, pourrait élargir l’horizon maritime du Royaume, à condition d’en assurer la viabilité économique et l’acceptabilité diplomatique.
Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO
Les propos exprimés n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas la position du Think Tank Spectio.