Marine japonaise : entre héritage pacifiste et réalités géopolitiques
ASIE
Thomas Dos Remedios
9/1/20255 min temps de lecture


UN HÉRITAGE PACIFISTE CONTRAIGNANT MAIS ÉVOLUTIF
Depuis 1947, l’article 9 de la Constitution japonaise stipule que le pays « renonce à jamais à la guerre » et « ne maintiendra pas de forces terrestres, navales ou aériennes ». Cet héritage découle à la fois de la défaite de 1945 et de la volonté américaine d’éviter une résurgence du militarisme japonais. Pourtant, dès 1954, la création des Forces d’autodéfense (SDF) a constitué un premier contournement : officiellement non militaires, elles sont néanmoins dotées de capacités comparables à celles de toute armée moderne.
La marine japonaise (Japan Maritime Self-Defense Force, JMSDF) s’est d’abord construite dans le cadre de la Guerre froide. Les États-Unis, soucieux de contenir l’URSS dans le Pacifique, ont encouragé Tokyo à développer une flotte axée sur la lutte anti-sous-marine et la protection des routes maritimes. Cela a permis au Japon de se spécialiser dans des domaines de haute technologie, en particulier les destroyers lance-missiles et les sous-marins diesel-électriques, réputés parmi les plus performants au monde.
Les débats internes sur l’interprétation de l’article 9 n’ont jamais cessé. Sous Junichiro Koizumi puis surtout Shinzo Abe, les gouvernements ont élargi les marges d’action des SDF. En 2014, une réinterprétation constitutionnelle a autorisé le recours à la défense collective, c’est-à-dire la possibilité d’intervenir militairement aux côtés d’alliés attaqués. Cette évolution marque une rupture avec la doctrine strictement défensive du Japon, et ouvre la voie à une redéfinition de la JMSDF comme acteur régional de sécurité, et non plus seulement comme force nationale de protection.
UNE MODERNISATION NAVALE ACCÉLÉRÉE PAR LES TENSIONS RÉGIONALES
Les années 2000 et 2010 voient l’environnement maritime de l’Asie se transformer radicalement. La montée en puissance de la marine chinoise (PLAN), devenue la plus grande du monde en nombre de navires (environ 370 unités de combat en 2023, contre 150 pour le Japon), pousse Tokyo à réagir. Pékin affirme ses ambitions en mer de Chine méridionale et orientale, notamment autour des îles Senkaku/Diaoyu, administrées par le Japon mais revendiquées par la Chine. Parallèlement, la Corée du Nord multiplie les tirs de missiles balistiques, dont certains survolent directement l’archipel japonais.
Face à ces menaces, le Japon a engagé une modernisation rapide et ciblée de sa marine. Les destroyers porte-hélicoptères Izumo et Kaga, appartenant à la classe Izumo, sont en cours de transformation pour accueillir des chasseurs F-35B à décollage vertical. Ce choix marque une rupture avec la tradition d’absence de projection aéronavale, longtemps jugée trop offensive, et transforme ces bâtiments en véritables porte-avions légers. Parallèlement, la flotte sous-marine, composée de 22 unités en 2024, dont les classes Sōryū et Taigei, incarne l’un des atouts majeurs de la JMSDF. Ces sous-marins sont équipés de batteries lithium-ion, qui leur confèrent une autonomie accrue et une discrétion supérieure par rapport aux modèles classiques.
Un autre pilier de la modernisation est la défense antimissiles balistiques. Les destroyers Aegis, appartenant aux classes Kongō, Atago et Maya, sont dotés de missiles SM-3 capables d’intercepter les projectiles nord-coréens. Dans le même temps, le Japon développe, en coopération avec les États-Unis, un système terrestre Aegis Ashore, même si son implantation reste politiquement controversée. Enfin, le renforcement de la surveillance dans les archipels du Sud, en particulier dans les îles Nansei, Miyako et Okinawa, reflète la volonté de sécuriser des zones situées à proximité immédiate de Taïwan et des routes maritimes chinoises. Des radars, des drones et de nouvelles bases navales y ont été installés, illustrant le souci de contrôler un espace maritime hautement stratégique.
En comparaison avec la Chine, le Japon reste quantitativement inférieur, mais il compense par une supériorité qualitative. La JMSDF est réputée pour l’excellence de son entraînement, son interopérabilité quasi totale avec la marine américaine et son avance technologique dans des domaines spécifiques comme la propulsion sous-marine ou l’électronique embarquée.
UNE STRATÉGIE D'ALLIANCES ET DE PARTENARIATS RÉGIONAUX
La montée en puissance navale du Japon ne peut être comprise sans son inscription dans un maillage d’alliances. L’alliance nippo-américaine, scellée dès 1951, reste le pilier : le Japon abrite près de 50 000 soldats américains et des infrastructures stratégiques, comme la base de Yokosuka qui accueille le porte-avions américain USS Ronald Reagan. Cette intégration fait du Japon une véritable « plateforme » de projection pour la 7ᵉ flotte américaine en Asie.
Mais Tokyo cherche aussi à diversifier ses partenariats. Avec l’Inde, il participe aux exercices Malabar, qui réunissent également les États-Unis et l’Australie. Ces manœuvres symbolisent l’émergence du Quad (Quadrilateral Security Dialogue), souvent présenté comme une coalition informelle destinée à contenir la Chine.
La JMSDF intensifie également sa coopération avec plusieurs États de l’ASEAN. Avec les Philippines, le Japon fournit des navires de patrouille et développe une coopération en surveillance maritime. Avec le Vietnam, il partage des technologies de surveillance et participe à des exercices conjoints. Avec l’Indonésie et la Malaisie, il contribue au renforcement des capacités de contrôle maritime, notamment dans les détroits stratégiques menacés par la piraterie.
Enfin, le Japon est engagé dans des missions internationales. Depuis 2009, il participe activement à la lutte contre la piraterie au large de la Somalie, et a inauguré en 2011 une base militaire à Djibouti. Cette implantation est la première base japonaise outre-mer depuis 1945 : un symbole fort qui illustre la transformation de la JMSDF en force capable de projection extérieure et non plus seulement limitée aux mers environnantes.
AMBIGUÏTÉS ET DILEMMES D'UNE PUISSANCE MARITIME EN DEVENIR
Cette montée en puissance reste traversée par des contradictions. À l’intérieur, la société japonaise demeure marquée par un fort attachement au pacifisme. Les réformes visant à assouplir ou à réviser l’article 9 suscitent régulièrement des débats et des oppositions. Les gouvernements avancent donc par étapes, en justifiant chaque renforcement comme une « nécessité défensive ».
À l’extérieur, la modernisation de la JMSDF est observée avec suspicion par Pékin et Pyongyang. La Chine, en particulier, accuse le Japon de « militarisation rampante » et rappelle régulièrement les traumatismes de la guerre sino-japonaise et de l’occupation coloniale. En revanche, plusieurs pays d’Asie du Sud-Est considèrent le Japon comme un partenaire rassurant, capable de contrebalancer la puissance chinoise sans susciter la même crainte d’hégémonie.
Le Japon est donc pris dans une équation complexe : il doit à la fois s’affirmer comme une puissance navale moderne pour protéger ses routes maritimes et contribuer à l’équilibre régional, respecter les contraintes pacifistes de sa Constitution et de son opinion publique intérieure, et éviter de raviver les mémoires douloureuses de son expansion impériale en Asie au XXᵉ siècle.
Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO
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