Les licences de pêche des micro-États océaniens : entre manne financière et dépendance économique

OCÉANIE

Thomas Dos Remedios

9/24/20257 min temps de lecture

UNE RICHESSE MARITIME DISPROPORTIONNÉE

L’Océanie est composée d’une mosaïque d’États insulaires dont la superficie terrestre est minuscule à l’échelle mondiale, mais dont l’espace maritime figure parmi les plus vastes de la planète. Grâce à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM, 1982), chaque pays dispose d’une zone économique exclusive (ZEE) de 200 milles nautiques autour de ses côtes. Résultat : des pays comme Kiribati (800 km² de terres) contrôlent près de 3,5 millions de km² de mer, soit une superficie équivalente à l’Inde.

Ces ZEE océaniques regorgent de ressources halieutiques, en particulier de thonidés (thon albacore, thon obèse, listao), qui représentent plus de 60 % des captures mondiales de thons tropicaux. Cette ressource est stratégique pour l’industrie mondiale de la conserve et pour l’approvisionnement en protéines des populations côtières. Mais les États océaniens ne disposent pas eux-mêmes des flottes industrielles nécessaires pour exploiter ces richesses. Faute de moyens techniques et financiers, ils vendent donc des licences de pêche à des puissances extérieures.

UNE MANNE ÉCONOMIQUE VITALE

Pour la plupart de ces pays, les licences de pêche constituent une ressource financière cruciale. Selon la Banque mondiale, elles représentent en moyenne 40 à 60 % des revenus budgétaires des micro-États océaniens, et parfois beaucoup plus. Aux Kiribati, par exemple, jusqu’à 70 % du budget national provient de la vente de droits de pêche à des flottes étrangères. À Tuvalu, ce chiffre dépasse régulièrement les 50 %.

Ces revenus permettent de financer des services publics essentiels : santé, éducation, infrastructures. Ils compensent l’absence d’autres sources de croissance économique durable, puisque ces pays souffrent d’isolement géographique, de dépendance aux importations et de vulnérabilités climatiques. Dans ce contexte, la pêche apparaît comme une « rente bleue », l’équivalent pour ces États de ce que le pétrole représente pour certains pays du Golfe.

Mais cette rente est instable. Elle dépend de facteurs extérieurs : l’évolution des stocks de poissons, les négociations internationales et la volonté des grandes puissances de respecter les quotas. Les fluctuations du marché du thon peuvent également affecter directement la capacité budgétaire de ces États.

L'ACCORD DE NAURU : UN OUTIL DE RÉGULATION COLLECTIVE

Pour éviter la « braderie » de leurs ressources, huit pays insulaires (Kiribati, Nauru, Tuvalu, Palaos, les Îles Marshall, la Micronésie, les Îles Salomon et Papouasie-Nouvelle-Guinée) ont fondé en 2010 le Parties prenantes de l’Accord de Nauru (PNA). Cet organisme a mis en place le Vessel Day Scheme (VDS), un mécanisme qui fixe un nombre limité de jours de pêche autorisés dans la région et un prix minimum par jour.

Ce système a permis d’accroître considérablement les revenus. Alors qu’en 2010 le prix d’un jour de pêche tournait autour de 1 500 dollars, il dépasse aujourd’hui 8 000 dollars. En dix ans, les recettes des États du PNA ont quadruplé. Cet accord est souvent cité comme un exemple réussi de coopération régionale, où de petits pays, en se regroupant, parviennent à peser face aux grandes puissances maritimes.

Cependant, cette réussite reste fragile. Les États extérieurs (Japon, Chine, Corée du Sud, Taïwan, États-Unis) exercent des pressions pour obtenir des dérogations. Les navires étrangers contournent parfois le système en pêchant dans les zones frontalières, en sous-déclarant leurs prises, ou en utilisant des techniques controversées comme les dispositifs de concentration de poissons (DCP dérivants), qui attirent les bancs de thons mais capturent également des espèces non ciblées, notamment des requins.

LES GRANDES PUISSANCES À L'ASSAUT DU PACIFIQUE

La gestion des ressources halieutiques océaniques est aussi un enjeu géopolitique. La Chine, qui possède la plus grande flotte de pêche lointaine du monde (plus de 3 000 navires), est aujourd’hui l’acteur le plus présent dans la région. Pékin est accusé par plusieurs ONG et gouvernements occidentaux d’avoir recours à des pratiques agressives : dépassement de quotas, pêche illégale, pressions diplomatiques en échange d’aides ou d’investissements.

Les États-Unis et l’Union européenne, qui consomment une grande partie du thon pêché dans le Pacifique, cherchent à sécuriser leurs approvisionnements tout en limitant l’influence chinoise. L’accord de pêche États-Unis-îles du Pacifique, signé dès 1987, garantit aux Américains des droits d’accès en échange de compensations financières et de programmes de développement. L’Australie et la Nouvelle-Zélande soutiennent également les pays océaniens, mais leur marge de manœuvre reste limitée face à la montée en puissance asiatique.

Cette compétition fait des petits États océaniens de véritables arbitres stratégiques. Leur voix compte de plus en plus dans les instances internationales, notamment à l’Organisation régionale de gestion des pêches du Pacifique occidental et central (WCPFC). Mais leur poids est contrebalancé par leur dépendance économique, qui limite leur liberté d’action.

UNE RESSOURCE MENACÉE PAR LA SUREXPLOITATION ET LE CLIMAT

Au-delà des tensions économiques et diplomatiques, la durabilité écologique de la ressource est une question cruciale. Selon la FAO, près de 33 % des stocks mondiaux de poissons sont surexploités, et les thonidés du Pacifique ne font pas exception. L’albacore et le thon obèse montrent des signes de surexploitation dans certaines zones.

Le changement climatique aggrave encore la situation. L’augmentation de la température des océans et la modification des courants marins déplacent les zones de concentration des thons vers l’est, ce qui pourrait réduire la valeur économique des ZEE de certains États. D’après des projections de la Communauté du Pacifique (CPS), certains pays comme Kiribati ou Tuvalu pourraient perdre jusqu’à 40 % de leurs revenus de pêche d’ici 2050 si les migrations des thons se confirment.

Pour ces micro-États, la question n’est pas seulement économique : elle est existentielle. Si la ressource disparaît ou migre hors de leurs eaux, leur principale source de revenus s’effondre, les condamnant à une dépendance accrue à l’aide internationale.

UNE SOUVERAINETÉ MARITIME PARADOXE

Les micro-États océaniens possèdent parmi les plus vastes espaces maritimes du monde, mais n’ont pas les moyens de les contrôler ni de les exploiter. Leur souveraineté maritime est donc paradoxale : immense sur le papier, fragile dans la réalité. La vente de licences de pêche leur procure des revenus indispensables, mais elle les place dans une situation de dépendance économique vis-à-vis des grandes puissances.

À long terme, ces pays devront relever un double défi : préserver la durabilité de leurs ressources halieutiques, et diversifier leurs économies pour réduire leur vulnérabilité. Certains explorent déjà de nouvelles pistes, comme le tourisme durable, l’exploitation des énergies renouvelables marines ou la valorisation de leurs droits sur les câbles sous-marins. Mais pour l’instant, la mer demeure leur principale ressource, et le thon leur monnaie d’échange dans l’économie mondiale.

L'AVENIR INCERTAIN DE LA RENTE HALIEUTIQUE OCÉANIENNE

Si, en 2025, la pêche constitue encore l’ossature économique de nombreux micro-États océaniens, les tendances actuelles laissent entrevoir un futur bien plus incertain. Plusieurs scénarios, étroitement liés au changement climatique, aux rapports de force géopolitiques et à l’évolution des marchés mondiaux, dessinent un avenir fragile pour ces nations insulaires.

Le premier défi est écologique. Les projections menées par la Communauté du Pacifique (CPS) montrent que d’ici 2050, les stocks de thons tropicaux pourraient se déplacer de plusieurs centaines de kilomètres vers l’est, sous l’effet du réchauffement océanique et de la modification des courants. Concrètement, cela signifie que des pays comme Kiribati, Tuvalu ou les Îles Marshall, qui tirent aujourd’hui plus de la moitié de leurs revenus de la vente de licences de pêche, pourraient voir leurs prises chuter de 20 à 40 %. À l’inverse, d’autres zones, plus proches de l’Amérique latine, pourraient bénéficier de cette migration. Cette redistribution géographique fragiliserait encore davantage des États déjà exposés à la montée des eaux et aux catastrophes climatiques.

Le deuxième défi est géopolitique. D’ici 2050, la Chine, dont la flotte de pêche lointaine est déjà la plus importante au monde, pourrait dominer encore plus largement le Pacifique. Pékin investit massivement dans le développement de navires-usines et dans la diplomatie des infrastructures portuaires, notamment via les Nouvelles routes de la soie maritimes. Face à elle, les États-Unis, l’Australie et le Japon tenteront de maintenir un contrepoids, mais les micro-États insulaires risquent d’être entraînés dans une compétition qui réduit leur marge de manœuvre. Leur « souveraineté maritime » pourrait alors devenir une fiction, leurs ZEE servant de terrains de négociation où chaque licence vendue équivaut à un choix d’alignement stratégique.

Un troisième défi est économique et social. La dépendance budgétaire à la pêche expose ces pays à un choc brutal si la ressource se raréfie ou si les revenus chutent. La Banque mondiale alerte déjà sur ce risque : sans diversification économique, des États comme Tuvalu ou Nauru pourraient voir leur budget amputé de moitié en une génération. Pour éviter cette trajectoire, certains misent sur le développement du tourisme haut de gamme, sur l’exploitation des énergies marines renouvelables (notamment l’énergie thermique des mers) ou encore sur la valorisation des services écosystémiques (paiements internationaux pour la protection de la biodiversité). Mais ces projets restent embryonnaires et dépendants de financements extérieurs.

Enfin, un dernier enjeu se profile : la montée des eaux. Plusieurs atolls pourraient être partiellement submergés d’ici 2050, remettant en question le statut juridique même des ZEE. Le droit international ne prévoit pas encore ce qu’il advient d’une zone maritime si l’État côtier perd une partie de son territoire terrestre. Peut-on imaginer un « État maritime sans terre » ? Les Kiribati ou Tuvalu, menacés de disparition, plaident pour la reconnaissance d’une souveraineté océanique indépendante du territoire. Si cette idée s’imposait, ces pays continueraient à percevoir des revenus de leurs ZEE même en cas d’exil de leur population, mais cela suppose une redéfinition majeure du droit de la mer.



Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO

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