Le « continent de plastique » du Pacifique, l'Amérique face à ses responsabilités
AMÉRIQUES
Thomas Dos Remedios
9/11/20258 min temps de lecture


UN OCÉAN PIÉGÉ PAR LA MONDIALISATION
À mi-chemin entre la Californie et Hawaï, au cœur du Pacifique nord, flotte l’une des aberrations écologiques les plus frappantes de notre époque : le Great Pacific Garbage Patch (GPGP), surnommé « le continent de plastique ». Découvert dans les années 1980 par l’océanographe américain Charles Moore, ce gigantesque amas de détritus marins est né d’un mécanisme à la fois simple et implacable : les courants océaniques, organisés en gyres, piègent et concentrent les déchets plastiques provenant à la fois des continents et des navires. Le gyre subtropical du Pacifique nord, immense tourbillon marin alimenté par le courant de Kuroshio à l’ouest, le courant nord-pacifique et le courant de Californie, agit comme une gigantesque nasse où viennent s’accumuler les débris flottants.
Contrairement à l’image sensationnaliste d’une île compacte faite de détritus, le GPGP est en réalité un amas diffus, une soupe de plastiques de toutes tailles. On y trouve des filets de pêche emmêlés, des bouées abandonnées, des conteneurs brisés, des bouteilles, des sacs et, surtout, une quantité colossale de microplastiques invisibles à l’œil nu mais omniprésents. Ces fragments de moins de cinq millimètres proviennent de la dégradation des déchets initiaux sous l’effet du soleil et des vagues, et ils se dispersent dans toute la colonne d’eau. Ce caractère diffus rend leur collecte extrêmement difficile et accentue l’ampleur du problème.
Les estimations de l’ONG The Ocean Cleanup (2018) donnent une idée de la dimension du phénomène : le GPGP couvre environ 1,6 million de km², soit trois fois la superficie de la France, et contient près de 80 000 tonnes de plastiques, représentant 1,8 trillion de morceaux individuels. La majorité de ces déchets ne flotte même pas en surface : une partie se fragmente, s’alourdit et coule, ce qui laisse penser que le volume total de plastiques présents dans l’océan est largement sous-estimé. Pire encore, cette masse continue de croître. Chaque année, entre 8 et 12 millions de tonnes de plastiques se déversent dans les océans du globe, et une part importante rejoint inexorablement ce gyre du Pacifique.
Le Great Pacific Garbage Patch est donc devenu bien plus qu’une curiosité scientifique : il s’est imposé comme un symbole global. Il incarne les excès de la mondialisation, où la consommation effrénée de produits emballés et la pêche industrielle alimentent un système incapable de gérer ses déchets. Mais il reflète aussi la responsabilité particulière des pays riverains, et notamment de l’Amérique du Nord, dont l’empreinte plastique est parmi les plus lourdes au monde.
LES CHAMPIONS DU PLASTIQUE ET DE LA POLLUTION INVISIBLE
L’Amérique du Nord occupe une place centrale dans cette crise écologique. Les États-Unis sont tout simplement le premier producteur mondial de déchets plastiques. Une étude publiée dans Science Advances en 2020 estime que le pays génère environ 42 millions de tonnes de plastiques par an, soit près de 17 % de la production mondiale, alors qu’il ne représente que 4 % de la population de la planète. Cela signifie que chaque Américain produit en moyenne 130 kg de déchets plastiques par an, un niveau deux fois plus élevé que la moyenne européenne. Le recyclage, souvent présenté comme une solution, est largement insuffisant : seuls 9 % des déchets plastiques sont effectivement recyclés, tandis que le reste finit dans des décharges, est incinéré ou s’échappe vers l’environnement.
Le Canada, avec ses 4,4 millions de tonnes annuelles, affiche une consommation plus modeste en valeur absolue mais tout aussi problématique rapportée à sa population. Malgré l’interdiction progressive de certains plastiques à usage unique (sacs, pailles, couverts) depuis 2022, son taux de recyclage reste également faible et ses infrastructures de gestion des déchets demeurent incomplètes, en particulier dans les provinces maritimes.
Il faut également rappeler que, pendant des décennies, les États-Unis et le Canada ont massivement exporté leurs déchets plastiques vers l’Asie, en particulier vers la Chine. En 2016, près de 700 000 tonnes de plastiques américains étaient ainsi envoyées chaque année dans les ports chinois. Or une partie de ces flux était mal traitée et rejetée dans l’environnement, rejoignant in fine les océans. Depuis l’interdiction décidée par Pékin en 2018, ces exportations se sont réorientées vers l’Asie du Sud-Est, où les systèmes de gestion sont souvent encore plus fragiles. Cela signifie que l’Amérique du Nord contribue à la pollution des océans de manière directe (déchets mal collectés, pertes en mer) et indirecte (exportation vers des pays incapables de gérer correctement ces flux).
La façade Pacifique nord-américaine renforce cette responsabilité. Les ports de Los Angeles et Long Beach, ensemble, traitent plus de 19 millions de conteneurs EVP par an, ce qui en fait le premier complexe portuaire des Amériques. Seattle, Oakland et Vancouver complètent ce réseau logistique de premier plan. Chaque année, des milliers de conteneurs tombent en mer à cause des tempêtes et des mauvaises conditions de navigation : les estimations varient entre 1 500 et 3 000 pertes annuelles dans le Pacifique. Ces cargaisons, souvent composées de plastiques manufacturés, rejoignent alors directement le gyre subtropical.
Enfin, l’industrie halieutique est un acteur incontournable du problème. Les études menées dans le GPGP montrent que 46 % de la masse totale est constituée d’engins de pêche abandonnés : filets maillants, chaluts, lignes, bouées et cordages. Ces équipements proviennent majoritairement de la pêche industrielle, très développée en Amérique du Nord pour le saumon, le thon et le colin. Ces déchets marins, surnommés « engins fantômes », continuent de capturer poissons, tortues et mammifères marins bien après leur abandon, accentuant la crise écologique et provoquant des pertes économiques considérables pour les pêcheurs eux-mêmes.
UN DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE ET ÉCONOMIQUE DE GRANDE AMPLEUR
L’accumulation de plastiques dans le Pacifique nord entraîne des conséquences écologiques dramatiques. Plus de 700 espèces marines sont directement affectées par la pollution plastique selon l’UICN. Les tortues de mer confondent les sacs plastiques avec des méduses, leurs proies habituelles, et meurent étouffées. Les oiseaux marins, comme les albatros de Midway, nourrissent leurs poussins avec des fragments colorés qu’ils prennent pour du poisson : des milliers de poussins meurent chaque année le ventre rempli de plastiques. Les mammifères marins, qu’il s’agisse de dauphins ou de baleines, ingèrent également ces déchets ou s’empêtrent dans les filets abandonnés, avec des conséquences souvent mortelles.
Mais la menace la plus insidieuse est celle des microplastiques. Ces particules, issues de la fragmentation des déchets ou de produits tels que les cosmétiques, contaminent désormais la chaîne alimentaire dès sa base, en étant ingérées par le plancton. Une étude publiée dans Nature en 2019 a révélé que plus de 90 % des poissons échantillonnés dans le Pacifique nord contenaient des microplastiques. Ces particules s’accumulent ensuite dans les tissus et peuvent remonter jusqu’aux assiettes humaines, posant un risque encore mal évalué pour la santé publique.
Les conséquences économiques sont également considérables. L’OCDE estime que la pollution plastique coûte à l’économie mondiale entre 6 et 19 milliards de dollars par an, en pertes de productivité halieutique, en dommages pour le tourisme et en coûts de nettoyage. Dans le Pacifique, les pertes se traduisent par une baisse des captures disponibles pour les pêcheurs, un coût direct lié aux engins perdus, mais aussi par l’image dégradée des zones littorales. Hawaï et la Californie, qui dépendent largement du tourisme balnéaire, doivent investir chaque année des dizaines de millions de dollars pour nettoyer leurs plages. Ce coût croissant illustre bien que la pollution plastique, loin d’être un problème éloigné ou abstrait, représente une menace directe pour les économies locales.
GOUVERNANCE ET SOLUTION : ENTRE VOLONTARISME ET INERTIE
La gestion du Great Pacific Garbage Patch révèle l’insuffisance des mécanismes internationaux. La convention MARPOL de 1973 interdit certes le rejet volontaire de plastiques en mer, mais elle n’inclut ni mécanismes de contrôle stricts ni sanctions véritablement dissuasives. Les États-Unis, première puissance maritime mondiale, se sont longtemps montrés réticents à tout engagement contraignant. Ce n’est qu’en 2022 que Washington a finalement accepté de rejoindre les négociations lancées par l’ONU en vue d’un Traité mondial sur les plastiques, qui devrait être adopté d’ici 2025. Le Canada, plus favorable au multilatéralisme, soutient ce processus, mais ses politiques internes, encore fragmentaires, peinent à traduire cette ambition en résultats concrets.
Dans ce vide institutionnel, les initiatives privées et associatives tentent d’apporter des solutions. L’ONG The Ocean Cleanup, fondée par Boyan Slat, a mis en place depuis 2018 des systèmes flottants capables de collecter les déchets dans le GPGP. Plus de 200 tonnes ont déjà été retirées. Mais cette quantité reste infime à l’échelle du problème, et les chercheurs soulignent que tant que la production mondiale de plastiques ne diminuera pas, ces opérations reviendront à écoper un navire qui prend l’eau de toutes parts.
Les solutions existent pourtant. La première est la réduction drastique de la production et de la consommation de plastiques à usage unique, déjà amorcée au Canada mais encore embryonnaire aux États-Unis. Une seconde piste concerne la responsabilisation des industriels de la pêche : traçabilité des engins, récupération obligatoire, sanctions en cas d’abandon. Le secteur maritime doit également être mieux régulé : un contrôle accru dans les ports et lors du transport permettrait de limiter les pertes de conteneurs et de renforcer la sécurité logistique. Enfin, l’Amérique du Nord pourrait utiliser sa puissance diplomatique pour devenir le moteur d’un traité mondial ambitieux.
UN MIROIR DES CONTRADICTIONS NORD-AMERICAINES
La gestion du Great Pacific Garbage Patch révèle l’insuffisance des mécanismes internationaux. La convention MARPOL de 1973 interdit certes le rejet volontaire de plastiques en mer, mais elle n’inclut ni mécanismes de contrôle stricts ni sanctions véritablement dissuasives. Les États-Unis, première puissance maritime mondiale, se sont longtemps montrés réticents à tout engagement contraignant. Ce n’est qu’en 2022 que Washington a finalement accepté de rejoindre les négociations lancées par l’ONU en vue d’un Traité mondial sur les plastiques, qui devrait être adopté d’ici 2025. Le Canada, plus favorable au multilatéralisme, soutient ce processus, mais ses politiques internes, encore fragmentaires, peinent à traduire cette ambition en résultats concrets.
Dans ce vide institutionnel, les initiatives privées et associatives tentent d’apporter des solutions. L’ONG The Ocean Cleanup, fondée par Boyan Slat, a mis en place depuis 2018 des systèmes flottants capables de collecter les déchets dans le GPGP. Plus de 200 tonnes ont déjà été retirées. Mais cette quantité reste infime à l’échelle du problème, et les chercheurs soulignent que tant que la production mondiale de plastiques ne diminuera pas, ces opérations reviendront à écoper un navire qui prend l’eau de toutes parts.
Les solutions existent pourtant. La première est la réduction drastique de la production et de la consommation de plastiques à usage unique, déjà amorcée au Canada mais encore embryonnaire aux États-Unis. Une seconde piste concerne la responsabilisation des industriels de la pêche : traçabilité des engins, récupération obligatoire, sanctions en cas d’abandon. Le secteur maritime doit également être mieux régulé : un contrôle accru dans les ports et lors du transport permettrait de limiter les pertes de conteneurs et de renforcer la sécurité logistique. Enfin, l’Amérique du Nord pourrait utiliser sa puissance diplomatique pour devenir le moteur d’un traité mondial ambitieux.
Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO
Les propos exprimés n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas la position du Think Tank Spectio.