Le cargo face au climat : la voie lente et décarbonée de Grain de Sail
AMÉRIQUESEUROPE
7/26/20256 min temps de lecture


Sur toutes les mers du globe, des cargos géants sillonnent l’horizon, invisibles pour la plupart d’entre nous, mais indispensables à notre quotidien. Téléphones, vêtements, aliments exotiques : la quasi-totalité de ce que nous consommons a voyagé par bateau. Pourtant, derrière cette fluidité apparente du commerce mondial se cache une réalité lourde de conséquences : le transport maritime est l’un des secteurs les plus polluants au monde, responsable de près de 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Alimenté par des carburants parmi les plus sales, il échappe encore largement aux réglementations climatiques internationales. Dans ce contexte, imaginer que l’on puisse traverser l’Atlantique sans une goutte de pétrole relève presque du conte. Et pourtant, c’est ce pari fou qu’a décidé de relever une petite entreprise bretonne, Grain de Sail.
Née à Morlaix, cette société allie l’importation de café et de cacao biologiques à la construction de voiliers cargos modernes, capables d’effectuer des trajets transatlantiques en ne comptant que sur la force du vent. Entre Saint-Malo, New York et les Caraïbes, elle trace une route commerciale inédite, artisanale et décarbonée. Ce projet, à la croisée de la tradition maritime et de l’innovation logistique, intrigue autant qu’il inspire. Il pose une question essentielle : peut-on vraiment repenser le commerce international à l’heure de l’urgence climatique, non pas en rêvant d’un futur technologique lointain, mais en redonnant vie à une énergie aussi simple, ancienne et disponible que le vent ?
GRAIN DE SAIL : UN MODÈLE LOGISTIQUE INÉDIT AU SERVICE D'UN COMMERCE DÉCARBONÉ
Le projet Grain de Sail est né d’un double constat formulé par ses fondateurs, Olivier et Jacques Barreau. D’un côté, l’essor du commerce bio et équitable génère une demande croissante pour des produits comme le chocolat ou le café, dont les matières premières proviennent d’Amérique latine. De l’autre, l’acheminement de ces denrées s’effectue via des navires fonctionnant au fioul lourd, l’un des carburants les plus polluants au monde. Ce paradoxe les amène à imaginer une logistique cohérente avec leurs engagements : créer un système de transport maritime à faible empreinte carbone, en circuit fermé, capable de soutenir une activité commerciale réelle et régulière.
Le Grain de Sail I, mis à l’eau en 2020, est un navire de 24 mètres construit en aluminium, équipé de deux mâts et d’une capacité de chargement de 50 tonnes. Il fonctionne sans moteur thermique, sauf pour les manœuvres portuaires, assurées par un petit propulseur électrique alimenté par des batteries solaires. Sa première boucle transatlantique — un aller-retour entre la Bretagne, New York et les Caraïbes — a démontré la faisabilité économique et technique d’un fret commercial vélique à l’échelle artisanale. Ce trajet est organisé en trois temps : le départ se fait depuis Saint-Malo avec une cargaison de vins biologiques français destinée au marché nord-américain, principalement à New York. Une fois la marchandise livrée, le navire met le cap vers la République dominicaine, où il charge du café et du cacao issus de coopératives locales. Le retour vers la Bretagne permet d’acheminer ces matières premières vers les ateliers de transformation de l’entreprise, situés à Morlaix. Ce circuit fermé garantit une cohérence environnementale tout au long de la chaîne, tout en valorisant un modèle de production et de distribution ancré dans les territoires.
UNE REDÉCOUVERTE TECHNIQUE DE LA PROPULSION À VOILE
Le recours à la voile dans le fret contemporain ne signifie pas un simple retour au passé. Il suppose au contraire une réinvention technique de la navigation, fondée sur l’optimisation énergétique, l’allègement des structures, la précision météorologique et l’intégration numérique. Le Grain de Sail I utilise des voiles traditionnelles en tissu moderne, mais d’autres projets (comme Neoline) investissent dans des voiles rigides ou automatisées, capables de s’orienter en fonction du vent. Ce renouveau repose également sur la prévision fine des routes maritimes : grâce aux logiciels météo et aux algorithmes de routage, les trajets sont calculés en temps réel pour optimiser les flux d’air et réduire la durée de navigation.
L’autonomie énergétique du navire est assurée par des panneaux solaires embarqués, qui alimentent l’électronique de bord et les équipements de sécurité. L’absence de moteur thermique sur de longues distances implique toutefois une excellente maîtrise des conditions marines et une tolérance accrue aux aléas : la traversée de l’Atlantique peut durer entre 15 et 28 jours, selon les vents. À la différence des cargos classiques qui suivent des routes fixes, les voiliers doivent adapter en permanence leur trajectoire, parfois en allongeant significativement leur itinéraire. La limite principale reste la capacité de chargement, trop faible pour répondre à des volumes industriels. C’est pourquoi Grain de Sail a lancé la construction d’un second navire, Grain de Sail II, dont les 350 tonnes de capacité permettront un passage à une échelle semi-industrielle. Ce futur navire mesurera 52 mètres et comprendra des espaces de stockage réfrigérés, ce qui ouvrira de nouvelles perspectives pour le transport de produits frais — un marché où les attentes écologiques des consommateurs sont particulièrement élevées.
UNE EXPÉRIENCE ÉCONOMIQUEMENT MARGINALE, MAIS SYMBOLIQUEMENT MAJEURE
Sur le plan économique, le projet Grain de Sail ne peut être comparé aux grandes compagnies maritimes mondiales. Alors qu’un porte-conteneurs peut transporter plus de 200 000 tonnes de marchandises sur un seul trajet, Grain de Sail I reste sur une capacité artisanale de 50 tonnes, réservée à des produits à forte valeur ajoutée. Pour compenser le coût unitaire élevé du fret à la voile, l’entreprise s’appuie sur une stratégie commerciale spécifique. Les produits importés — cafés, cacaos, chocolats — sont valorisés comme "transportés proprement", et bénéficient d’un label interne qui en garantit la traçabilité, de la plantation jusqu’au port de débarquement. Cette logique permet de s’adresser à un public prêt à payer plus cher pour une marchandise respectueuse de l’environnement et des travailleurs.
En outre, le projet ne repose pas sur une logique de subvention. Grain de Sail est autosuffisant, grâce à l’intégration verticale de ses activités (transport, importation, transformation, vente). L’entreprise contrôle ainsi toute sa chaîne de valeur et limite les intermédiaires. Ce modèle économique mixte et résilient constitue un cas rare de réussite dans le domaine de la logistique à faible impact. Mais surtout, au-delà de son poids économique, le projet exerce une influence symbolique majeure. Il suscite l’intérêt des médias, des collectivités locales, des ONG environnementales et des institutions européennes. En s’imposant comme une preuve de concept, Grain de Sail montre que le fret à la voile peut exister en dehors des musées, à condition d’être pensé comme une innovation logistique à part entière.
VERS UNE FILIÈRE EUROPÉENNE DU CARGO VÉLIQUE ?
Grain de Sail s’inscrit dans un mouvement plus large de réhabilitation de la navigation propulsée par le vent. En France, des entreprises comme TOWT (TransOceanic Wind Transport) expérimentent déjà le transport de vin, de rhum ou d’huile d’olive à bord de voiliers traditionnels. En parallèle, des chantiers navals développent des technologies hybrides, combinant propulsion thermique et assistance vélique, comme les voiles rigides automatisées ou les kite wings (cerfs-volants géants) testés par Airseas, une start-up soutenue par Airbus.
Au niveau européen, la Commission européenne finance des projets de recherche dans le cadre du programme Horizon Europe, visant à créer une filière du transport maritime décarboné d’ici 2050. La propulsion à voile figure désormais parmi les options stratégiques envisagées dans le cadre du Green Deal, aux côtés des carburants alternatifs (ammoniac vert, e-méthanol, hydrogène liquéfié). Si la voile ne pourra jamais répondre à tous les besoins du commerce mondial, elle peut néanmoins s’insérer dans un écosystème logistique différencié : petits volumes, circuits courts, denrées fragiles ou valorisées, marchés insulaires ou côtiers. En ce sens, Grain de Sail incarne non pas une solution unique, mais une composante d’un futur maritime pluriel, plus lent, plus sobre, mais aussi plus humain.
Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO
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