La réserve marine de l’archipel des Galápagos : un modèle exportable de conservation des écosystèmes ?
AMÉRIQUES
Thomas Dos Remedios
7/10/20256 min temps de lecture


Isolé au large de l’Équateur, l’archipel des Galápagos est devenu bien plus qu’un décor pour iguanes et tortues centenaires. Sa réserve marine, agrandie en 2022, est aujourd’hui l’une des plus vastes et emblématiques au monde. Avec ses espèces endémiques, sa gestion multi-acteurs et ses résultats écologiques mesurables, elle est souvent brandie comme un exemple de réussite. Mais cette réussite peut-elle être répliquée ailleurs, dans des contextes plus peuplés, plus disputés, ou moins stables ? Le cas galápaguien mérite une analyse précise, mélangeant la biologie, la gouvernance environnementale et la géopolitique océanique.
UNE RÉSERVE MARINE PIONNIÈRE, NÉE D'UN ARCHIPEL UNIQUE AU MONDE
Créée en 1998, la réserve marine des Galápagos s’étend initialement sur plus de 133 000 km², autour de l’archipel éponyme situé à environ 1 000 kilomètres des côtes équatoriennes. En janvier 2022, à l’occasion de la COP de Glasgow, l’Équateur annonce l’extension de la réserve à 198 000 km², avec la création du "corridor Hermandad" : une zone protégée reliant les Galápagos à l’île Cocos (Costa Rica), en coordination avec les gouvernements colombien et panaméen. Ce territoire marin abrite une concentration exceptionnelle de biodiversité : environ 2 900 espèces marines, dont environ 25 % sont endémiques, c’est-à-dire que l’on ne les retrouve nulle part ailleurs. Requins-marteaux, raies mantas, tortues géantes, iguanes marins, lions de mer, coraux profonds… les Galápagos forment un écosystème presque insulaire au sens biologique du terme, où l’évolution suit ses propres lois.
Cette richesse est la conséquence de conditions géo-océanographiques spécifiques. Trois courants marins (le courant chaud du Panama, le courant froid de Humboldt, et le courant équatorial sud) convergent autour de l’archipel, créant des habitats très diversifiés sur une surface réduite. En plus, le faible niveau d’industrialisation et l’absence de grands ports ont limité les pollutions massives que l’on retrouve ailleurs. Mais la singularité des Galápagos ne tient pas qu’à leur faune : leur valeur symbolique a été affirmée dès le XIXe siècle, notamment grâce à Charles Darwin, qui y élabora sa théorie de la sélection naturelle. Cette aura scientifique et patrimoniale a renforcé leur statut de sanctuaire écologique mondial.
UNE GOUVERNANCE EXPÉRIMENTALE ET COLLABORATIVE AU COEUR DU SUCCÈS
Si les résultats écologiques sont impressionnants, ils sont loin d’être dus au seul isolement géographique. Le facteur déterminant réside dans un modèle de gouvernance environnementale pionnier, qui associe l’État équatorien, les chercheurs, les ONG internationales, les communautés locales et les opérateurs touristiques. Le cœur de ce dispositif est le Parque Nacional Galápagos (PNG), institution publique chargée de la surveillance, de la réglementation et de l’éducation environnementale. Il agit en coordination avec la Fundación Charles Darwin, qui produit la recherche scientifique nécessaire à la gestion adaptative de la réserve. La Surveillance maritime s’appuie sur un système de radars, de satellites, de drones et d’équipes de patrouille pour détecter les intrusions ou le braconnage.
Le Conseil directeur du Parc national comprend des représentants du gouvernement, de la pêche artisanale, du tourisme, de la recherche et des ONG. Cette architecture multi-acteurs permet une gestion plus souple, mieux acceptée par les populations locales. Elle intègre notamment les pêcheurs artisanaux, qui bénéficient de zones d’exploitation limitées mais garanties, en échange du respect strict des quotas et des saisons de pêche. Quant au tourisme — principale source de revenus de l’archipel — il est rigoureusement contrôlé : seuls certains itinéraires sont autorisés, les guides doivent être accrédités, et chaque visiteur paie une taxe d’entrée (jusqu’à 100 dollars pour les étrangers). En 2023, près de 270 000 touristes ont visité les îles, pour une population locale d’environ 30 000 habitants. Si le chiffre peut sembler élevé, il reste encadré et bien inférieur aux flux enregistrés dans d’autres zones marines protégées du monde.
RÉSULTATS ÉCOLOGIQUES MESURABLES, MAIS VIGILANCE CONSTANTE
L’un des rares cas où la conservation marine ne se limite pas à des promesses symboliques, la réserve des Galápagos montre des résultats tangibles. Les scientifiques ont observé un repeuplement progressif de certaines espèces de requins et de raies, le maintien d’importantes populations de coraux en bonne santé, et un recul de la pêche illégale dans les zones les plus surveillées. Des études menées par la Charles Darwin Foundation indiquent par exemple une stabilisation des populations de requins-marteaux, espèce menacée globalement, et une plus grande diversité génétique dans certaines zones du corridor Hermandad, où les espèces migratrices peuvent circuler librement. La création de ce corridor répond à une logique de connectivité écologique, fondée sur la libre circulation des espèces pélagiques (thons, tortues, mammifères marins) à travers des aires protégées interconnectées.
Mais cette réussite reste fragile. À la périphérie de la réserve, des flottilles de pêche industrielles, notamment chinoises, opèrent en limite légale, à quelques kilomètres de la zone protégée. En 2020, un navire chinois a été intercepté transportant plus de 6 000 requins (dont de nombreuses espèces protégées), ce qui a provoqué une crise diplomatique. Les incursions illégales sont régulières, et l’État équatorien ne dispose que de moyens limités pour assurer une surveillance continue de cette zone immense. D’autres menaces pèsent : la pollution plastique venue d’Asie ou d’Amérique centrale, la pression démographique sur certaines îles habitées (Santa Cruz, San Cristóbal), ou encore le risque de prolifération d’espèces invasives comme le chat sauvage, les plantes ornementales ou certaines algues, introduites accidentellement par les transports humains.
ENTRE EXEMPLARITÉ ET LIMITES DE TRANSPOSITION
La tentation est grande de présenter la réserve des Galápagos comme un modèle exportable. Son efficacité semble démontrée, son modèle de gouvernance fait école, et son image inspire confiance. Pourtant, les spécialistes restent prudents quant à sa transposition ailleurs. Les Galápagos bénéficient d’un ensemble de conditions rarement réunies : isolement géographique, faible pression démographique, dépendance économique au tourisme (donc intérêt à préserver l’image), gouvernance démocratique relativement stable, et soutien financier international. Peu de régions côtières cumulent ces avantages.
À l’inverse, la plupart des zones où la biodiversité marine est menacée se trouvent dans des contextes géopolitiques fragiles, avec des conflits d’usage très marqués. Le golfe de Guinée, par exemple, subit une pression intense de la pêche illégale et des trafics maritimes, avec des États peu capables de surveiller leurs zones économiques exclusives. En Asie du Sud-Est, des initiatives comme la réserve marine de Raja Ampat (Indonésie) montrent un intérêt croissant, mais sont confrontées à une explosion incontrôlée du tourisme, à l’absence d’infrastructures de contrôle et à la corruption locale. Même dans des contextes plus stables, comme la Méditerranée, la densité de population et l’intensité du transport maritime limitent fortement les ambitions de préservation intégrale. Les aires marines protégées (AMP) y représentent à peine 2 % de la surface marine réellement protégée de manière contraignante, selon le WWF.
UN MODÈLE D'INSPIRATION, PLUS QU'UN MODÈLE UNIVERSEL
Les Galápagos ne sont donc pas un modèle au sens reproductible du terme. Elles sont plutôt un cas d’étude avancé, qui démontre la faisabilité d’une protection marine à grande échelle si les conditions politiques, économiques et scientifiques sont réunies. Elles rappellent aussi que la conservation marine nécessite du temps long, des mécanismes de participation locale, des infrastructures de surveillance efficaces, et une capacité d’adaptation constante aux pressions nouvelles (climatiques, économiques, géopolitiques). À ce titre, elles sont un modèle d’inspiration et non une solution clé en main.
Leur rôle pourrait même s’amplifier : en servant de base scientifique à la création d’un réseau interconnecté d’aires marines protégées dans le Pacifique, en lien avec la Convention sur la biodiversité et le récent traité de l’ONU sur la haute mer adopté en 2023. Dans un océan globalisé, la clé ne réside peut-être pas dans la multiplication de « petites Galápagos », mais dans la construction de corridors écologiques transfrontaliers reposant sur des accords internationaux solides.
Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO
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