La montée des eaux et l’érosion côtière à Saint-Louis du Sénégal : menace pour les populations et la souveraineté territoriale

AFRIQUE

Thomas Dos Remedios

9/14/20259 min temps de lecture

UNE VILLE HISTORIQUE AU COEUR DE LA VULNÉRABILITÉ CÔTIÈRE

Saint-Louis du Sénégal occupe une place singulière dans l’histoire et la géographie de l’Afrique de l’Ouest. Fondée au XVIIe siècle sur une île du fleuve Sénégal, elle fut la première implantation coloniale française durable dans la région et devint successivement capitale du Sénégal, puis de l’Afrique occidentale française. Son architecture, ses ponts et sa vie culturelle lui ont valu d’être inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2000. Pourtant, cette richesse patrimoniale repose sur un équilibre naturel extrêmement fragile. La ville est située sur une étroite bande sableuse appelée « langue de Barbarie », qui sépare le fleuve de l’océan Atlantique. Cet espace, constamment remodelé par les dynamiques fluviales et maritimes, constitue une barrière précaire face aux assauts des vagues et des crues.

Or, depuis plusieurs décennies, ce fragile équilibre est bouleversé par la conjonction de deux phénomènes : le changement climatique global et les interventions humaines locales. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indique que le niveau moyen des mers pourrait s’élever de 43 à 84 centimètres d’ici la fin du siècle selon les scénarios d’émissions. Pour Saint-Louis, où le niveau a déjà augmenté d’environ trois millimètres par an depuis les années 1990, une telle projection équivaudrait à une menace existentielle. À cette tendance globale s’ajoutent des facteurs locaux aggravants : en 2003, pour prévenir une inondation urbaine liée aux crues du fleuve, les autorités ont ordonné l’ouverture d’une brèche artificielle dans la langue de Barbarie. Large d’à peine 4 mètres au départ, elle s’est élargie en quelques mois à plus de 800 mètres et continue de s’étendre. Ce passage a profondément modifié les courants, accélérant l’érosion du littoral et la salinisation des eaux intérieures. L’intervention, censée protéger la ville, a paradoxalement accéléré sa vulnérabilité face à l’océan.

UNE CATASTROPHE HUMAINE EN COURS

Les habitants de Saint-Louis vivent désormais dans une précarité permanente face aux assauts de la mer. Le quartier de Guet Ndar, densément peuplé et emblématique de la pêche artisanale sénégalaise, en est le symbole le plus frappant. Des centaines de pirogues colorées y accostent chaque jour, assurant une activité qui représente près de 20 % du produit intérieur brut du Sénégal et fournit plus de la moitié des protéines animales consommées dans le pays. Mais ce secteur vital est menacé. Les plages où sont tirées les embarcations disparaissent progressivement, et les maisons construites en bordure de mer s’effondrent régulièrement sous la pression des vagues.

Les chiffres témoignent de l’ampleur de la crise. Selon le Programme d’action national d’adaptation au changement climatique (PANA-Sénégal), plus de 150 000 personnes pourraient être déplacées à moyen terme dans la région de Saint-Louis, soit l’équivalent de la population entière de la ville insulaire. Déjà, des familles ont dû quitter leurs habitations détruites, souvent pour rejoindre des sites de relogement précaires installés à l’intérieur des terres, comme à Khar Yalla. Ces camps improvisés manquent d’eau potable, d’assainissement et d’infrastructures de base, ce qui entraîne des conditions de vie dégradées et alimente un sentiment d’abandon. De nombreux habitants refusent néanmoins de quitter leurs maisons menacées, par attachement au littoral et en raison de la proximité avec leur activité de pêche. Cette résistance accroît leur vulnérabilité : certains vivent dans des bâtiments fissurés et fragilisés, exposés aux moindres tempêtes.

Les impacts de la montée des eaux ne se limitent pas à l’habitat. Les terres agricoles situées en périphérie de Saint-Louis sont elles aussi touchées par la salinisation, conséquence directe de l’ouverture de la brèche et de l’intrusion marine. Les rizières et les cultures maraîchères, qui dépendent du fleuve pour leur irrigation, voient leurs rendements chuter. Cette insécurité alimentaire vient s’ajouter à la perte des revenus halieutiques, accentuant la précarité socio-économique. Ainsi, la catastrophe écologique en cours se double d’une crise humanitaire silencieuse, dont les premières victimes sont les communautés locales les plus pauvres et les plus dépendantes des ressources naturelles.

UNE ÉROSION DU TERRITOIRE ET DE LA SOUVERAINETÉ

L’érosion de Saint-Louis ne menace pas uniquement ses habitants : elle pose un problème d’intégrité territoriale et, par extension, de souveraineté nationale. Chaque parcelle de terre engloutie par l’océan Atlantique équivaut à une diminution physique du territoire sénégalais. Si cette perte n’affecte pas immédiatement les frontières internationales, elle fragilise la capacité de l’État à exercer pleinement son autorité sur certaines zones stratégiques. L’érosion ne se contente pas d’engloutir des maisons : elle efface aussi des infrastructures essentielles, comme des routes, des écoles ou des sites de débarquement de pêche.

La question prend une dimension géopolitique lorsqu’on considère l’importance économique de Saint-Louis et de sa région. La vallée du fleuve Sénégal constitue l’une des principales zones agricoles du pays, notamment pour la riziculture irriguée, au cœur des politiques de sécurité alimentaire. La perte de terres productives compromet les ambitions d’autosuffisance et augmente la dépendance aux importations. De plus, l’érosion côtière menace des projets d’exploitation gazière offshore dans les eaux sénégalaises et mauritaniennes, notamment le gigantesque champ Greater Tortue Ahmeyim, exploité par BP et Kosmos Energy. L’accès et la valorisation de ces ressources stratégiques pourraient être entravés si l’infrastructure côtière de soutien venait à être affectée par la montée des eaux.

À l’intérieur du pays, les déplacements forcés créent de nouveaux défis. La relocalisation de dizaines de milliers de personnes suppose de trouver des terrains disponibles, de construire des logements et d’assurer des moyens de subsistance alternatifs. Or, ces opérations, souvent menées dans l’urgence, génèrent des conflits fonciers et exacerbent les tensions sociales. Le gouvernement sénégalais doit donc affronter une double pression : d’un côté, protéger ses citoyens contre un phénomène naturel amplifié par le changement climatique ; de l’autre, préserver la cohésion sociale et la stabilité politique menacées par les migrations internes et les inégalités croissantes. La souveraineté ne se mesure plus seulement par la délimitation des frontières, mais aussi par la capacité de l’État à protéger ses citoyens et ses ressources face à un ennemi invisible : la montée des eaux.

DES RÉPONSES LIMITÉES FACE À L'AMPLEUR DU PHÉNOMÈNE

Depuis plusieurs années, les autorités sénégalaises, avec le soutien de la communauté internationale, ont multiplié les initiatives pour répondre à la crise de Saint-Louis. En 2018, le Fonds vert pour le climat a accordé dix millions de dollars au Sénégal pour soutenir un programme de relocalisation des populations exposées. Le projet « Saint-Louis Emergent », porté par le gouvernement, prévoit de déplacer plusieurs milliers de familles hors de la zone la plus menacée et de réaménager les espaces côtiers. Des digues de protection ont été construites, notamment dans la zone de Goxu Mbacc, pour tenter de contenir les assauts de l’océan. Par ailleurs, des projets de réensablement et de reconstitution de la langue de Barbarie sont à l’étude, afin de restaurer une partie de la barrière naturelle qui protégeait autrefois la ville.

Cependant, ces mesures se heurtent à plusieurs limites. D’abord, les financements disponibles restent dérisoires au regard de l’ampleur des besoins. Reloger des dizaines de milliers de personnes, construire des infrastructures résiliantes et protéger les côtes nécessiteraient des centaines de millions de dollars. Ensuite, les solutions techniques mises en œuvre montrent rapidement leurs limites. Les digues, par exemple, protègent certains quartiers mais aggravent parfois l’érosion dans les zones adjacentes, en modifiant les courants marins. De plus, ces infrastructures sont souvent endommagées après quelques années, faute d’entretien régulier. Enfin, les projets de relocalisation se heurtent à l’attachement culturel et économique des habitants à leur territoire. Les pêcheurs, en particulier, refusent de s’éloigner de la mer, ce qui rend les déplacements forcés difficiles et socialement coûteux.

Cette situation illustre le dilemme des politiques d’adaptation au changement climatique dans les pays en développement. Entre solutions d’urgence financées par les bailleurs internationaux et stratégies de long terme encore embryonnaires, l’action publique peine à suivre le rythme du phénomène. Saint-Louis incarne ainsi la vulnérabilité structurelle d’un pays qui, malgré une forte volonté politique, reste dépendant de l’aide extérieure et limité par des ressources financières et institutionnelles insuffisantes.

SAINT-LOUIS, UN SYMBOLE POUR TOUTE L'AFRIQUE CÔTIÈRE

Le cas de Saint-Louis dépasse largement les frontières sénégalaises. Il illustre une problématique commune à de nombreuses villes africaines exposées à la montée des eaux. Selon la Banque mondiale, plus de 40 % de la population du continent vit dans des zones côtières, dont plusieurs mégapoles en pleine expansion. Lagos au Nigeria, Dar es-Salaam en Tanzanie, Alexandrie en Égypte ou encore Le Cap en Afrique du Sud font partie des villes identifiées comme particulièrement vulnérables. Si aucune mesure radicale n’est prise, plusieurs millions de personnes pourraient être déplacées au cours des prochaines décennies, créant des « réfugiés climatiques » en nombre inédit.

Saint-Louis symbolise également le paradoxe du changement climatique en Afrique. Le continent est le moins émetteur de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale, mais il en subit déjà les conséquences les plus sévères. Cette injustice climatique alimente un discours politique fort, porté par le Sénégal et d’autres États africains dans les négociations internationales. La situation de Saint-Louis est régulièrement citée lors des conférences des Nations unies sur le climat (COP) comme un exemple de l’urgence à financer l’adaptation dans les pays du Sud.

Ainsi, au-delà du drame humain et patrimonial, Saint-Louis est devenu un lieu-test pour l’avenir des sociétés côtières africaines. Son sort préfigure celui de nombreuses autres villes : soit elles parviennent à anticiper et à s’adapter grâce à des politiques de protection ambitieuses, soit elles subiront un recul inexorable face à l’océan. Saint-Louis est donc à la fois une tragédie en cours et un avertissement lancé à l’ensemble de l’Afrique et du monde.

SAINT-LOUIS EN 2050

Imaginer Saint-Louis à l’horizon 2050 revient à se projeter dans un avenir incertain, marqué par l’évolution du climat, les choix politiques locaux et la capacité de la communauté internationale à soutenir les pays les plus vulnérables. Deux trajectoires opposées se dessinent : celle d’une ville engloutie et abandonnée, ou celle d’un territoire devenu laboratoire de résilience climatique.

Dans un scénario pessimiste, l’absence de mesures ambitieuses et la poursuite des tendances actuelles conduiraient à une submersion partielle de la ville. Les projections du GIEC annoncent une élévation du niveau des mers comprise entre 30 et 50 centimètres en Afrique de l’Ouest d’ici 2050. Pour Saint-Louis, où l’altitude moyenne ne dépasse pas deux mètres, cela signifierait l’inondation chronique de quartiers entiers, notamment Guet Ndar et la langue de Barbarie. La brèche ouverte en 2003 continuerait de s’élargir, accentuant l’érosion et rendant toute restauration naturelle illusoire. Les déplacements forcés se compteraient par dizaines de milliers : des familles de pêcheurs, privées de leurs maisons et de leur outil de travail, se retrouveraient relogées dans des camps précaires, loin de la mer qui structure leur identité. La ville, amputée de sa vitalité économique et culturelle, risquerait alors de devenir un espace partiellement abandonné, réduisant son patrimoine historique à quelques îlots symboliques, isolés par les eaux.

Mais un scénario optimiste demeure possible. Si le Sénégal, épaulé par ses partenaires, parvient à mobiliser des ressources suffisantes, Saint-Louis pourrait se transformer en vitrine mondiale de l’adaptation climatique. Des infrastructures lourdes, comme des digues modernes, la reconstitution artificielle de la langue de Barbarie et la mise en place de ceintures végétales pour stabiliser le littoral, protégeraient la ville des assauts de l’océan. Parallèlement, des programmes de relocalisation planifiés offriraient aux habitants des logements décents et des activités alternatives, garantissant une transition sociale apaisée. L’économie locale se diversifierait : le tourisme patrimonial, axé sur l’architecture coloniale et l’histoire fluviale, deviendrait une ressource majeure, tandis que l’exploitation des gisements gaziers offshore financerait en partie les investissements nécessaires à l’adaptation. Saint-Louis, au lieu de disparaître, pourrait ainsi devenir un symbole de résilience et un exemple étudié à l’échelle internationale.

L’avenir de Saint-Louis en 2050 ne dépend donc pas uniquement des dynamiques naturelles, mais avant tout des décisions humaines. C’est dans les prochaines années que se joue son destin : soit une lente agonie face à l’avancée des eaux, soit une renaissance portée par une mobilisation collective. Dans un cas, la ville incarnerait l’échec du monde à protéger les sociétés vulnérables du Sud. Dans l’autre, elle deviendrait une capitale mondiale de l’adaptation, démontrant que la volonté politique et la solidarité internationale peuvent repousser les frontières de la fatalité climatique.


Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO

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