LA COOPÉRATION HALIEUTIQUE EN OCÉANIE : LA FFA FACE AUX PUISSANCES MARITIMES
OCÉANIE
Thomas Dos Remedios
8/27/20256 min temps de lecture


LA COOPÉRATION HALIEUTIQUE EN OCÉANIE : LA FFA FACE AUX PUISSANCES MARITIMES
L'OCÉAN COMME PRINCIPAL CAPITAL DES ÉTATS INSULAIRES DU PACIFIQUE
Les pays insulaires d’Océanie se distinguent par une disproportion extrême entre la petitesse de leur territoire terrestre et l’immensité de leurs espaces maritimes. La République de Kiribati illustre parfaitement ce contraste : son territoire terrestre n’atteint que 811 km², mais sa Zone Économique Exclusive (ZEE) s’étend sur plus de 3,5 millions de km², soit une superficie équivalente à celle de l’Union européenne. Ce phénomène n’est pas isolé : les Tuvalu, avec seulement 26 km² de terres, contrôlent une ZEE de plus de 750 000 km². Ces vastes espaces maritimes sont devenus la véritable richesse stratégique des micro-États océaniens.
La valeur économique de ces ZEE est considérable car elles abritent certains des stocks de thon les plus abondants au monde, en particulier le thon listao (skipjack), espèce très prisée par l’industrie mondiale des conserves, et le thon albacore, plus orienté vers les marchés de luxe. Le Pacifique occidental et central représente aujourd’hui près de 60 % des captures mondiales de thon, soit environ 2,5 millions de tonnes par an.
Pour des États dont les ressources terrestres sont limitées, cette manne maritime constitue un pilier économique vital. Dans les Tuvalu et aux Kiribati, la vente de licences de pêche représente jusqu’à 80 % des recettes publiques. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui dispose d’une ZEE de 2,4 millions de km², la pêche au thon est devenue le deuxième poste d’exportation après les produits miniers. Mais cette richesse attire inévitablement les convoitises. Faute de capacités navales et technologiques, les États océaniens se sont retrouvés, dès les années 1970, face à un déséquilibre majeur : leurs eaux étaient exploitées massivement par les flottes étrangères — japonaises, taïwanaises, coréennes, puis chinoises et américaines — souvent sans contrepartie équitable. La pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) était endémique et privait les gouvernements de revenus essentiels.
Cette situation de vulnérabilité a progressivement suscité une prise de conscience régionale : isolés, ces États étaient condamnés à subir ; mais unis, ils pouvaient espérer peser face aux puissances maritimes extérieures. De ce constat est née l’idée de créer une organisation commune capable de défendre les intérêts des pays insulaires sur la scène halieutique mondiale.
LA CRÉATION DE LA FFA : UN INSTRUMENT DE SOUVERAINETÉ COLLECTIVE
C’est dans ce contexte que fut créée en 1979, à Honiara (Îles Salomon), la Forum Fisheries Agency (FFA), regroupant alors 12 États membres, aujourd’hui portés à 17. Sa mission était claire : coordonner les politiques halieutiques régionales afin de renforcer la souveraineté collective des pays insulaires face aux flottes étrangères.
L’innovation majeure apportée par la FFA a été de mettre en place un cadre multilatéral de licences de pêche, permettant aux États de négocier collectivement les conditions d’accès à leurs ZEE. Plutôt que de signer, chacun dans son coin, des accords désavantageux, ils ont décidé de peser ensemble. Le Partenariat de Nauru (Nauru Agreement), signé en 1982, a marqué une étape déterminante : il réunit huit pays du Pacifique (dont les Kiribati, les Tuvalu, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et les Îles Salomon) et fixe des règles strictes pour l’accès à leurs eaux, notamment par le biais du Vessel Day Scheme (VDS). Ce mécanisme attribue un nombre limité de « jours de pêche » que les pays peuvent vendre aux compagnies étrangères, créant un marché régionalisé et contrôlé.
Les résultats économiques ont été spectaculaires : les revenus issus des licences de pêche sont passés d’environ 60 millions de dollars dans les années 1980 à plus de 500 millions de dollars en 2018. La Papouasie-Nouvelle-Guinée, par exemple, a pu utiliser une partie de ces revenus pour développer des infrastructures portuaires et des usines de transformation du thon, cherchant à capter davantage de valeur ajoutée. À l’inverse, les micro-États comme les Tuvalu ou Nauru, dépourvus de capacités industrielles, continuent de dépendre presque exclusivement de la vente de licences.
Mais la FFA n’est pas qu’un instrument économique : elle est aussi un outil de sécurité maritime. Son Regional Fisheries Surveillance Centre (RFSC) coordonne la surveillance aérienne et maritime des ZEE, en collaboration avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et parfois la France via ses territoires du Pacifique. L’opération annuelle Kurukuru mobilise une trentaine de patrouilleurs, des avions et des satellites, et permet chaque année d’intercepter plusieurs dizaines de navires en infraction.
En quatre décennies, la FFA est ainsi devenue une institution incontournable du Pacifique Sud, à la fois outil de souveraineté économique et de régulation stratégique.
LA PÊCHE ILLÉGALE ET LE CHANGEMENT CLIMATIQUE : DES MENACES EXISTENTIELLES
Malgré ces avancées, la pêche illégale demeure une plaie béante pour les économies océaniennes. Selon une étude commandée par la FFA en 2016, les pertes annuelles liées à la pêche INN s’élèveraient à 616 millions de dollars, soit près de 20 % de la valeur totale des captures dans la région. Les techniques frauduleuses sont multiples : manipulation des systèmes de localisation (AIS), transbordement en mer pour masquer l’origine des poissons, ou encore dissimulation de captures excédentaires.
Pour des pays dont les budgets annuels ne dépassent parfois pas 50 millions de dollars, de telles pertes représentent un enjeu vital. La lutte contre la pêche illégale est donc autant une question de survie économique qu’un enjeu de souveraineté politique. De plus, cette pression halieutique menace la sécurité alimentaire : dans de nombreux archipels, le poisson constitue la principale source de protéines, et la diminution des stocks affecte directement les populations locales.
À ce défi s’ajoute un facteur aggravant : le changement climatique. Les modèles scientifiques montrent que le réchauffement de l’océan pourrait entraîner un déplacement progressif des stocks de thon vers l’est du Pacifique, hors des ZEE actuelles des pays du Nauru Agreement. Une étude de la Banque mondiale estime que d’ici 2050, certains États insulaires pourraient perdre jusqu’à 20 % de leurs revenus issus de la pêche en raison de cette redistribution des stocks. Cette perspective inquiète particulièrement les micro-États comme les Kiribati ou Tuvalu, qui n’ont pas d’alternative économique crédible.
Ainsi, malgré les succès institutionnels de la FFA, la combinaison de la pêche illégale et du changement climatique constitue une menace existentielle pour la viabilité économique et politique des États insulaires du Pacifique.
ENTRE COOPÉRATION RÉGIONALE ET RIVALITÉS INTERNATIONALES
La FFA est également un espace où se cristallisent les rivalités mondiales. Les États-Unis bénéficient d’un accord multilatéral de pêche signé dès 1988, qui leur permet d’accéder aux ZEE de plusieurs pays océaniens contre un paiement forfaitaire. La Chine, quant à elle, multiplie les accords bilatéraux, finançant des infrastructures portuaires et des usines de transformation dans des pays comme les Îles Salomon ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Pékin a également renforcé sa flotte de pêche lointaine, qui compte aujourd’hui plus de 3 000 navires et dont une partie opère régulièrement dans le Pacifique.
Cette compétition crée des tensions entre les États insulaires eux-mêmes. Certains, comme la Papouasie-Nouvelle-Guinée, privilégient les partenariats bilatéraux avec la Chine pour développer une filière industrielle locale, tandis que d’autres, comme Tuvalu ou les Kiribati, insistent sur l’importance de préserver l’unité régionale et l’efficacité du Nauru Agreement. L’Australie et la Nouvelle-Zélande, soucieuses de contenir l’influence chinoise, soutiennent activement la FFA par des financements, du matériel de surveillance et des formations.
La FFA est donc à la fois un outil de souveraineté régionale et un terrain de compétition géopolitique. Pour les pays insulaires, l’enjeu est de tirer profit de ces rivalités sans compromettre leur cohésion régionale.
LA FFA : UN MODÈLE DE GOUVERNANCE MARITIME SOUS PRESSION
En quarante ans, la FFA a permis à de petits États insulaires, souvent marginalisés sur la scène internationale, de devenir des acteurs à part entière de la gouvernance maritime mondiale. Elle a prouvé que la coopération pouvait transformer une faiblesse structurelle — l’incapacité d’exploiter et de protéger individuellement leurs vastes ZEE — en une force collective redoutable.
Pour autant, l’avenir de ce modèle reste fragile. Les États membres devront réussir à maintenir leur unité face aux pressions bilatérales de la Chine, des États-Unis ou de Taïwan. Ils devront aussi adapter leurs politiques à l’évolution des stocks de poissons liée au climat, au risque de voir s’effondrer leur principale source de revenus. Enfin, la montée des enjeux environnementaux, notamment la protection des écosystèmes marins et la lutte contre la surpêche, les contraindra à concilier impératifs économiques et durabilité écologique.
Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO
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