Grèce–Turquie : tensions persistantes en mer Égée
EUROPE
Thomas Dos Remedios
7/6/20256 min temps de lecture


UN CONFLIT ENRACINÉ DANS L'HISTOIRE ET LE DROIT INTERNATIONAL
Les tensions entre la Grèce et la Turquie dans la mer Égée trouvent leurs racines dans les conséquences territoriales de l’effondrement de l’Empire ottoman au début du XXe siècle. Le traité de Lausanne (1923) et celui de Paris (1947) ont attribué à la Grèce la souveraineté sur une grande partie des îles égéennes, formant une constellation insulaire qui entoure la façade occidentale turque. Depuis, Ankara perçoit cet encerclement comme une contrainte stratégique majeure. La question des eaux territoriales reste le point le plus sensible. Alors que la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM, 1982) autorise les États côtiers à étendre leurs eaux territoriales jusqu’à 12 milles nautiques, la Grèce — signataire — revendique ce droit, sans l’avoir encore appliqué à l’ensemble de la mer Égée. La Turquie, non-signataire de la CNUDM, considère cette extension comme une atteinte à sa sécurité, ayant même voté en 1995 un casus belli au cas où Athènes mettrait en œuvre cette mesure.
Les tensions se manifestent aussi dans l’espace aérien : la Grèce revendique un espace de 10 milles, au-delà de ses 6 milles marins actuels, ce que la Turquie ne reconnaît pas. Cela provoque des incursions quasi quotidiennes d’avions militaires, perçues comme des violations de souveraineté. En 2022, la Grèce a rapporté plus de 2 500 violations de son espace aérien par des appareils turcs. De part et d’autre, la surveillance militaire est permanente, tandis que les îlots inhabités comme Imia/Kardak deviennent des symboles inflammables. En 1996, une confrontation autour de ce micro-territoire a failli déboucher sur une guerre ouverte. Ces micro-conflits cristallisent des visions inconciliables de la souveraineté maritime, renforcées par des récits historiques antagonistes. Pour la Turquie, l’Égée ne peut devenir un lac grec. Pour la Grèce, les îles font partie intégrante de la nation hellénique, avec une légitimité historique et juridique incontestable.
L'EXTENSION ÉNERGÉTIQUE DES RIVALITÉS
Au-delà des enjeux de souveraineté, la mer Égée et la Méditerranée orientale sont devenues, à partir des années 2010, des espaces de compétition énergétique. La découverte de vastes gisements gaziers offshore (Tamar, Zohr, Leviathan, Aphrodite) a redéfini les lignes de fracture en attirant de nouveaux acteurs dans une logique de coopération et d’exclusion. La Grèce, Chypre, Israël et l’Égypte ont fondé en 2020 le Forum du gaz de la Méditerranée orientale (EMGF), soutenu par l’Union européenne, avec l’objectif de développer une stratégie commune d’exploitation et d’exportation des ressources.
La Turquie, marginalisée de ce dispositif, a alors réagi par une diplomatie agressive, concluant en novembre 2019 un accord maritime controversé avec le gouvernement libyen de Tripoli. Cet accord redéfinit les frontières maritimes entre les deux pays en traçant une zone économique exclusive (ZEE) qui traverse les eaux revendiquées par la Grèce au sud de la Crète. L’accord turco-libyen a été fermement dénoncé par Athènes, Le Caire et Bruxelles comme une violation du droit international. Depuis, la Turquie multiplie les missions d’exploration et les patrouilles dans des zones disputées, escortant ses navires par des bâtiments de guerre.
Parallèlement, la Grèce renforce ses alliances stratégiques. Elle a signé en 2020 un accord de défense avec la France, prévoyant l’achat de frégates de dernière génération (Belh@rra) et d’avions Rafale. Elle participe également à des projets énergétiques structurants comme le pipeline EastMed et le câble électrique Great Sea Interconnector. En juillet 2024, un incident a opposé un navire italien mandaté pour des études géotechniques à des frégates turques au large du Dodécanèse. Cet épisode illustre combien les enjeux énergétiques sont désormais militarisés, rendant tout affrontement plausible dans des zones contestées.
LA DOCTRINE TURQUE DE LA "PATRIE BLEUE" : ENTRE AMBITION ET CRISPATION
Au cœur de cette reconfiguration stratégique figure la doctrine de la Mavi Vatan — la « patrie bleue » — qui structure depuis la fin des années 2010 la pensée géopolitique maritime turque. Formulée par des amiraux turcs et reprise par le président Recep Tayyip Erdoğan, cette doctrine affirme le droit de la Turquie à projeter sa souveraineté sur un vaste espace maritime de plus de 460 000 km² incluant la mer Égée, la Méditerranée orientale et la mer Noire. Elle repose sur une lecture réaliste et souverainiste du droit maritime, contestant la légitimité d’un ordre juridique international perçu comme biaisé au profit des États occidentaux et de leurs alliés.
La Mavi Vatan n’est pas qu’une doctrine : elle est le fondement d’un programme naval ambitieux. Ankara développe une flotte moderne, avec notamment le TCG Anadolu (porte-aéronefs lancé en 2023), des frégates indigènes de classe Istanbul, des drones navals et des sous-marins de dernière génération. Cette montée en puissance vise à dissuader, à contrôler les lignes de communication maritimes et à contester les prétentions grecques dans les zones disputées. Elle s’accompagne d’une diplomatie cartographique : en 2025, une carte présentée par une université turque redessinait la mer Égée en englobant certaines îles grecques dans un espace « turquisé ». Si cette carte n’a pas de valeur juridique, elle participe d’un soft power territorial, destiné à influencer les opinions publiques et les équilibres régionaux.
Pour la Grèce, cette stratégie est perçue comme une tentative de révisionnisme. Elle rappelle les logiques d’expansion impériale et alimente une méfiance structurelle. L’opinion publique grecque reste très sensible à toute concession perçue comme une perte de souveraineté, ce qui limite considérablement les marges de manœuvre diplomatiques, en particulier dans les contextes électoraux.
UNE DÉSESCALADE TOUJOURS FRAGILE ET INCERTAINE
Malgré l’accumulation des tensions, plusieurs tentatives de désescalade ont vu le jour depuis 2023. Le sommet Erdoğan–Mitsotakis de décembre 2023 à Athènes a été salué comme un moment de détente, avec la relance des mesures de confiance suspendues depuis 2020. Un mécanisme de prévention des collisions aériennes et navales a été réactivé sous l’égide de l’OTAN. Les deux capitales ont également annoncé un agenda positif incluant la coopération économique, la culture et le tourisme. Toutefois, ce rapprochement reste fragile. Aucun des contentieux fondamentaux — définition des ZEE, statut des îles, casus belli turc — n’a été résolu. Les divergences demeurent profondes, structurantes, et liées à des intérêts stratégiques incompatibles.
Par ailleurs, les acteurs extérieurs influencent directement la stabilité de la région. Les États-Unis, traditionnellement alliés des deux pays, cherchent à maintenir un équilibre, mais se montrent prudents depuis leur retrait relatif du Levant. L’Union européenne, soutien de la Grèce, hésite entre sanctions et dialogue avec Ankara. La France joue un rôle plus affirmé aux côtés d’Athènes, renforçant ainsi la polarisation. Dans ce contexte, le risque principal est celui d’un incident incontrôlé : survol d’un avion abattu, collision en mer, ou provocation isolée. Les think tanks grecs (ELIAMEP) et turcs (SETA) s’accordent à dire qu’un conflit de haute intensité n’est pas probable, mais qu’un affrontement ponctuel pourrait survenir à tout moment en l’absence de mécanismes de résolution durable.
La mer Égée est donc bien plus qu’un espace maritime : elle est devenue une arène stratégique, un théâtre de projection de souveraineté et une caisse de résonance des rivalités nationales. Les tensions entre la Grèce et la Turquie sont profondes, multidimensionnelles, et entretenues par des doctrines antagonistes, des ambitions énergétiques conflictuelles et des perceptions divergentes du droit international. Si les deux pays parviennent, jusqu’à présent, à éviter le pire, l’absence d’un arbitrage juridico-politique accepté par les deux parties maintient la région dans une situation d’instabilité chronique. À terme, seule une volonté politique de dépassement, peut-être sous la forme d’une saisine conjointe de la Cour internationale de justice, pourrait ouvrir la voie à un apaisement structurant. En attendant, la mer Égée demeure l’une des lignes de faille les plus sensibles du continent européen.
Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO
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