Déchets nucléaires dans l’Atlantique : une mission pour sonder les abîmes
EUROPE
Thomas dos Remedios
6/15/20254 min temps de lecture


UNE GESTION NUCLÉAIRE PAR IMMERSION LOURDE EN CONSÉQUENCES
Entre 1950 et 1990, l’immersion en mer de déchets radioactifs a été une pratique largement répandue parmi les pays dotés de l’arme atomique et de centrales nucléaires. Pendant quatre décennies, la question lancinante du stockage des résidus nucléaires a trouvé une réponse apparemment simple : les enfouir... au fond des océans. La France, le Royaume-Uni, l’Union soviétique, les États-Unis et une dizaine d’autres nations ont ainsi déversé leurs déchets dans les eaux internationales, loin des côtes et souvent à des profondeurs dépassant les 4 000 mètres.
Au total, ce sont plus de 200 000 barils de déchets radioactifs qui gisent aujourd’hui dans les fonds de l’Atlantique Nord-Est, notamment dans une zone située à environ 600 kilomètres à l’ouest de Nantes. À l’époque, cette stratégie était considérée comme techniquement fiable et « responsable » : les zones choisies étaient censées être géologiquement stables, peu fréquentées par la vie marine, et les fûts étaient conçus pour éviter toute fuite sur une durée de 20 à 25 ans.
Les déchets immergés n’étaient pas les plus dangereux – il ne s’agissait ni de combustibles usés ni de matières hautement radioactives –, mais de déchets dits de très faible à moyenne activité : gants contaminés, outils, résidus de maintenance. Ce choix de facilité, économique et sans visibilité à long terme, est aujourd’hui largement remis en question. L’interdiction totale de ces pratiques n’est intervenue qu’en 1993, avec l’entrée en vigueur d’un amendement à la convention de Londres sur la prévention de la pollution marine.
UNE EXPEDITION MARINE INÉDITE POUR ÉVALUER L'IMPACT
Aujourd’hui, une mission scientifique interdisciplinaire pilotée par le CNRS, l’Ifremer et l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) va tenter de comprendre ce qu’il reste de ces fûts, quels sont les risques résiduels, et quels effets ils ont pu avoir sur les écosystèmes marins. La première expédition, prévue pour durer un mois à partir du 15 juin 2025, mobilisera notamment le robot sous-marin Ulyx, un engin dernier cri capable de cartographier avec une très haute précision les fonds marins et de prendre des images en profondeur. Le robot, opéré depuis un navire océanographique, devra repérer les barils, jusque-là très mal localisés. Les premières campagnes des années 1980 n’avaient pu que confirmer leur présence approximative sans cartographie précise.
Des prélèvements d’eau, de sédiments et d’organismes marins seront effectués dans un rayon de 100 à 150 mètres autour des sites pour éviter tout risque de contamination des instruments et des chercheurs. Ces échantillons permettront d’analyser la présence de radionucléides encore actifs et leur dispersion éventuelle dans l’environnement marin. La mission a également une dimension biologique et géologique. Comme le souligne le géologue marin Javier Escartin (ENS-PSL), il s’agira aussi de mieux comprendre la vie dans ces zones abyssales encore largement inconnues. La biodiversité, les interactions chimiques entre les sédiments et les éléments radioactifs, et la géologie locale feront l’objet d’investigations approfondies.
CIGÉO : LA FRANCE FACE AU DÉFI DU STOCKAGE TERRESTRE
Alors que les effets des pratiques passées sont enfin étudiés, l’État français prépare depuis plus de vingt ans le projet CIGÉO (Centre industriel de stockage géologique), un programme d’enfouissement en profondeur des déchets nucléaires les plus dangereux, situé entre la Meuse et la Haute-Marne, à Bure. Ce centre doit accueillir, à 500 mètres sous terre, 83 000 m³ de déchets de haute et moyenne activité à vie longue, dont certains resteront dangereux pendant des centaines de milliers d’années. Les colis radioactifs seront stockés dans une couche d’argile de 150 mètres d’épaisseur, censée offrir une stabilité géologique sur le très long terme. À l’heure actuelle, seul un laboratoire souterrain a été construit sur le site.
Mais ce chantier d’une ampleur exceptionnelle est également d’un coût faramineux. L’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) vient de réévaluer la facture à une fourchette comprise entre 26,1 et 37,5 milliards d’euros, sur la période 2016-2170. L’État, qui s’appuie sur les contributions des producteurs de déchets (EDF, Orano, CEA), doit fixer le coût final par arrêté ministériel d’ici à 2026. Le calendrier a glissé : la mise en service initialement prévue entre 2035 et 2040 est désormais reportée à 2050, avec une phase d’exploitation estimée à un siècle, suivie d’un démantèlement et de la fermeture totale du site vers 2170. Le creusement progressif de 250 kilomètres de galeries, la construction de zones de réception, les alvéoles de stockage et les infrastructures de surface constituent un défi technique et logistique sans précédent.
UNE MÉMOIRE RADIOACTIVE QUI ENGAGE LES GÉNÉRATIONS À VENIR
Les déchets nucléaires posent une question unique en matière de gouvernance : comment garantir la sûreté de matières dangereuses sur des périodes qui excèdent largement toute mémoire humaine ? Ce que montre l’expédition en mer, comme le projet CIGÉO, c’est que les solutions techniques ne suffisent pas à éteindre les inquiétudes politiques, environnementales et éthiques.
Les barils immergés, que l’on croyait hors d’atteinte, reviennent aujourd’hui comme un rappel brutal des limites de la science et des choix du passé. Quant au projet CIGÉO, il projette les responsabilités actuelles sur plusieurs générations, dans un monde énergétique lui-même incertain. La prolongation de la durée de vie des réacteurs nucléaires, la construction annoncée de nouveaux EPR, ou encore les évolutions possibles du traitement des combustibles usés pourraient modifier les volumes de déchets à stocker, et la longévité même du site.
Entre ces deux extrêmes – les profondeurs marines oubliées et les galeries souterraines à construire –, c’est une mémoire radioactive qui se dessine. Une mémoire faite de choix techniques, de paris économiques, mais aussi d’aveuglements collectifs. Plus que jamais, la gestion des déchets nucléaires ne peut se résumer à une question d’ingénierie : elle implique une responsabilité sur le très long terme, pour laquelle ni l’océan ni la terre ne peuvent offrir l’oubli.
Thomas dos Remedios, pour SPECTIO
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