De l’utopie d’ingénieurs à l'enjeu géopolitique : la mutation du projet de tunnel Maroc–Espagne
EUROPEAFRIQUE
Thomas Dos Remedios
11/20/20259 min temps de lecture


Relier l’Afrique et l’Europe par un tunnel sous le détroit de Gibraltar : longtemps, cela a ressemblé à un fantasme d’ingénieur. Aujourd’hui, le projet est chiffré, daté, adossé à des études techniques détaillées et à des trajectoires économiques très concrètes. À travers lui se jouent autant la transformation des mobilités euro-méditerranéennes que la place du Maroc dans les chaînes de valeur mondiales.
UN PROJET CENTENAIRE RELANCÉ PAR LA FENÊTRE 2030-2040
L’idée d’un lien fixe entre l’Espagne et le Maroc remonte à la fin du XIXᵉ siècle. Dès 1869, des ingénieurs évoquent la possibilité de creuser sous le détroit ; en 1897, un avant-projet français décrit déjà un tunnel d’environ quarante kilomètres, dont plus de trente sous la mer, entre les environs de Tarifa et la baie de Tanger. À l’époque, le coût est évalué en centaines de millions de francs or, un montant colossal qui montre que le projet est pensé, dès l’origine, comme une infrastructure stratégique à l’échelle des continents.
Au tournant des années 1980, l’idée sort du tiroir pour entrer dans la boîte à outils des politiques publiques. Les gouvernements espagnol et marocain créent deux sociétés spécialisées, chargées de conduire forages, relevés bathymétriques et simulations économiques. En quelques décennies, des dizaines de millions d’euros sont absorbés par ces études : géologie du détroit, scénarios de tracé, projections de trafic, modèles de coût. L’exercice reste longtemps académique : on perfectionne la connaissance du sous-sol et des courants, mais sans décision politique forte, dans un contexte marqué par des tensions récurrentes entre Rabat et Madrid.
Le basculement se produit dans les années 2020. Après une longue période de silence, la commission mixte hispano-marocaine se réunit à nouveau au début de la décennie. Elle obtient des financements européens pour relancer les études et, surtout, le ministère espagnol des Transports commande à un grand constructeur de tunneliers une étude de faisabilité complète. Celle-ci conclut que le tunnel est techniquement réalisable avec les technologies actuelles, même dans un environnement qualifié d’« extrêmement complexe ». Le coût de la seule partie espagnole est évalué à plus de 8,5 milliards d’euros, la durée du chantier de la galerie exploratoire à six à neuf ans, avant même la construction des tunnels définitifs.
Les gouvernements se donnent un horizon de décision autour de 2027 pour lancer, ou non, un premier tunnel de reconnaissance. Les scénarios les plus volontaristes évoquent un début de travaux autour de 2030, en écho à la Coupe du monde de football co-organisée par le Maroc, l’Espagne et le Portugal, tandis que d’autres renvoient plutôt à une mise en service quelque part entre 2035 et 2040. Le projet occupe donc aujourd’hui une position intermédiaire : plus tout à fait un rêve, pas encore un chantier, mais déjà un objet structurant des discussions euro-méditerranéennes.
UN DÉFI TECHNIQUE D'AMPLEUR MONDIALE
Les études récentes convergent vers un tracé d’environ 42 kilomètres entre la région de Tarifa, côté andalou, et la pointe de Malabata, près de Tanger, dont près de 28 kilomètres sous la mer. La profondeur maximale approcherait les 475 mètres, soit presque le double de celle du tunnel sous la Manche et bien davantage que la plupart des grands tunnels routiers ou ferroviaires existants. On passe d’un ouvrage « profond » à un ouvrage « très profond », avec des pressions, des contraintes thermiques et des exigences de sécurité d’un tout autre ordre.
Le projet prévoit trois galeries parallèles : deux tubes ferroviaires principaux et une galerie de service centrale, reliées par des rameaux transversaux tous les quelques centaines de mètres, sur le modèle du tunnel sous la Manche. Le tout-routier a été exclu depuis longtemps. Sur une telle distance, les contraintes de ventilation, de gestion des fumées et d’évacuation en cas d’incendie étaient jugées impossibles à maîtriser dans des standards de sécurité acceptables. La solution ferroviaire, avec trains de passagers, trains de fret et navettes embarquant voitures et camions sur wagons, est considérée comme la seule option réaliste.
Ce qui singularise le détroit de Gibraltar, c’est la combinaison de plusieurs facteurs défavorables : profondeur importante, variation rapide des fonds marins, hétérogénéité des couches géologiques et proximité d’une zone sismo-active à la jonction des plaques africaine et eurasienne. Le seuil de Camarinal, crête sous-marine sur laquelle se concentrent courants de marée et turbulences, est identifié comme l’un des points les plus critiques du tracé. C’est là que la pression hydrostatique est maximale et que l’alternance de roches dures et friables complique la conception des voussoirs, ces anneaux de béton qui soutiennent le tunnel.
Pour limiter les incertitudes, les autorités ont lancé des campagnes de mesures géophysiques et de pose de sismomètres de fond de mer. L’objectif est d’obtenir un modèle fin du comportement du sous-sol en cas de séisme, de modéliser les déformations possibles et d’intégrer ces paramètres dès la phase de conception. Les ingénieurs comparent volontiers ce chantier potentiel à une synthèse des expériences accumulées sur le tunnel sous la Manche et sur les grands tunnels japonais comme celui du Seikan : longueur importante, environnement marin complexe, risque sismique non négligeable.
Les premiers modèles de trafic tablaient déjà, dans les années 2000, sur plusieurs millions de passagers et de tonnes de fret par an. Certaines projections évoquaient environ 9 millions de passagers annuels dès les premières années d’exploitation, avec une montée en puissance progressive. Ces chiffres demandent aujourd’hui à être actualisés, mais ils donnent une idée de l’échelle à laquelle pensent les promoteurs du projet : il ne s’agit pas d’une liaison marginale, mais d’un axe appelé à jouer un rôle majeur dans la structuration des mobilités entre Europe et Afrique du Nord.
UN BASCULEMENT GÉOÉCONOMIQUE POUR LE DÉTROIT ET POUR TANGER MED
Le détroit de Gibraltar est déjà l’une des artères vitales de la mondialisation. On estime que près de 100 000 navires y transitent chaque année, soit en moyenne près de 300 par jour. Cela représente une fraction significative du trafic maritime mondial, pour des flux allant du pétrole brut aux porte-conteneurs géants. S’ajoute à ce trafic structurel le mouvement saisonnier des ferries, notamment lors de l’opération estivale de traversée du détroit, qui mobilise chaque année des millions de voyageurs de la diaspora maghrébine : plus de 3 millions de passagers et plus de 10 000 rotations de navires ont été enregistrés certaines années récentes.
Dans ce paysage, le complexe de Tanger Med s’est imposé en un temps record. Inauguré à la fin des années 2000, il est passé d’un volume modeste à plus de 8 millions de conteneurs EVP (équivalent vingt pieds) en un peu plus d’une décennie, puis a franchi le seuil des 10 millions d’EVP par an. En tonnage, il dépasse largement les 130 millions de tonnes de marchandises annuelles, ce qui le place en tête des ports africains et parmi les tout premiers ports à conteneurs de Méditerranée. En face, le port d’Algésiras, longtemps dominant, voit sa position relative bousculée, avec environ la moitié du trafic conteneurisé de son voisin marocain.
Pour le Maroc, un tunnel sous le détroit serait la pièce manquante d’un dispositif plus large : à la façade portuaire de Tanger Med, déjà reliée à l’hinterland par l’autoroute et par la ligne à grande vitesse Tanger–Kénitra, s’ajouterait un lien fixe vers la péninsule Ibérique et, au-delà, vers le réseau ferroviaire européen. Les délais de transit pour des flux sensibles – automobiles, pièces détachées, produits frais – seraient raccourcis et, surtout, rendus plus prévisibles. Dans un monde où les chaînes de valeur fonctionnent en flux tendus, cette prévisibilité vaut parfois autant que quelques heures gagnées.
Pour l’Espagne, l’enjeu est de consolider son rôle de hub énergétique, logistique et numérique de l’Union européenne. Le sud de la péninsule est déjà un point d’arrivée de gazoducs venant d’Algérie et du Maroc, et un point de passage de nombreux câbles sous-marins de télécommunications. Les scénarios de tunnel prévoient d’ailleurs, en plus des rails, l’intégration possible de conduites et de câbles électriques et optiques, transformant l’ouvrage en corridor multifonctionnel. L’Andalousie et la zone d’Algésiras y gagneraient un rôle renforcé de plateforme de transbordement et de transformation.
Plusieurs économistes régionaux soulignent toutefois les effets de hiérarchisation que pourrait produire une telle infrastructure. En faisant du couple Tanger–Algésiras le nœud ferroviaire, maritime et énergétique principal entre l’Afrique du Nord et l’Europe, on marginaliserait potentiellement d’autres axes, comme les liaisons Tunisie–Italie ou Égypte–Grèce. Le Maroc verrait ainsi confirmée sa position de porte d’entrée privilégiée sur le continent africain, ce qui renforcerait ses atouts mais pourrait aussi nourrir des rivalités régionales.
Enfin, le tunnel s’inscrit dans les stratégies plus larges de l’Union européenne. Il trouve sa place dans les cartes des réseaux transeuropéens de transport et dans les discours sur une Europe plus connectée à son environnement méditerranéen. Certains responsables le présentent comme un projet emblématique d’une politique de grands corridors reliant ports, zones industrielles, nœuds ferroviaires et énergétiques, face aux grandes initiatives chinoises ou américaines.
FINANCEMENT, ENVIRONNEMENT, MIGRATIONS : UN PROJET ENCORE INCERTAIN
Si la faisabilité technique est aujourd’hui mieux étayée qu’auparavant, les zones d’ombre restent considérables. La première concerne le financement. Les estimations actuelles évoquent un coût de plusieurs milliards d’euros pour l’ensemble de l’ouvrage, dont au moins 8,5 milliards pour le versant espagnol dans sa version la plus ambitieuse. Les précédents invitent à la prudence : le tunnel sous la Manche a coûté plus du double des prévisions initiales, dans un contexte pourtant très porteur de libéralisation des transports et de baisse des taux d’intérêt. Le montage financier oscillera probablement entre subventions publiques, fonds européens, prêts d’institutions internationales et éventuels partenariats public-privé, mais personne ne peut dire aujourd’hui quelle combinaison l’emportera.
Les experts qui travaillent sur le dossier rappellent d’ailleurs que la question centrale n’est pas seulement « combien cela coûte », mais « qui prend le risque ». Un projet d’une telle ampleur engage des États sur plusieurs décennies. Si la rentabilité purement financière est incertaine, les bénéfices se situent ailleurs : en termes d’intégration territoriale, de sécurité d’approvisionnement, de positionnement géopolitique. Certains responsables défendent l’idée qu’un tel chantier doit être assumé comme un investissement stratégique, à l’image d’un grand barrage ou d’un réseau à grande vitesse, plus que comme une opération commerciale.
Le deuxième nœud de controverses est environnemental. Sur le papier, un tunnel ferroviaire offre un mode de transport moins émetteur de CO₂ que l’avion ou que certaines formes de trafic maritime, particulièrement pour le transport de passagers et de fret sur courte et moyenne distance. Mais la construction d’un tel ouvrage implique des quantités massives de béton, d’acier et d’énergie, sans parler de l’extraction et de la gestion de millions de mètres cubes de déblais. Dans un environnement marin fragile, traversé par des courants puissants et fréquenté par des espèces sensibles au bruit et aux vibrations, les impacts potentiels d’un chantier de dix à quinze ans sont loin d’être anodins.
La dimension migratoire pèse enfin fortement sur les représentations. Le détroit de Gibraltar est depuis des décennies l’un des symboles des inégalités de mobilité entre les deux rives : touristes et retraités européens d’un côté, candidats à l’exil risquant leur vie sur des embarcations de fortune de l’autre. Certains responsables politiques européens craignent qu’un lien fixe ne soit perçu comme une voie supplémentaire pour les migrations irrégulières. D’autres font valoir qu’un tunnel ferroviaire, hautement sécurisé et contrôlé, n’a rien d’une « autoroute clandestine » et pourrait, au contraire, être le support d’une politique plus structurée de mobilité légale : travailleurs saisonniers, étudiants, familles binationales, etc.
Au-delà de ces débats, le tunnel du détroit de Gibraltar fonctionne déjà comme un test de la coopération euro-africaine. Il oblige à expliciter des questions souvent laissées dans le flou : quel type d’intégration économique souhaite-t-on réellement entre l’Union européenne et le Maghreb ? Jusqu’où accepter de mutualiser les risques financiers, techniques et environnementaux pour densifier cette relation ? Le Maroc doit-il être pensé principalement comme un corridor logistique entre l’Afrique et l’Europe, ou comme un pôle de développement autonome qui utilise ce corridor pour accroître sa propre marge de manœuvre ?
Aujourd’hui, le projet est suspendu entre trois statuts : rêve centenaire, projet techniquement mûr, symbole géopolitique. Les prochaines années, et en particulier les décisions qui seront prises autour de 2027, diront s’il restera un mythe d’ingénieur, un outil de communication politique ou s’il deviendra réellement ce que ses promoteurs annoncent : une nouvelle porte d’entrée physique entre deux continents que tout rapproche et que tant de choses continuent pourtant de séparer.
Thomas Dos Remedios, pour SPECTIO
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