Aires marines protégées françaises : avancée historique ou poudre aux yeux ?
EUROPE
Killian Ravon
7/2/20256 min temps de lecture


La vague turquoise vient mourir sur les galets à l’aube. Sur le port de Carras, à Nice, un pêcheur amateur lance sa ligne avant que la ville ne sorte de son sommeil. Plus bas, un plongeur fend l’azur et remonte, masque au visage : témoin discret d’un écosystème vibrant sous les traînées d’avion et le vrombissement lointain de la station d’épuration. Entre béton et nature, cette carte postale résume tout l’enjeu : absorber le flux urbain tout en préservant ce joyau marin. Quelques temps après la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC-3) tenue à Nice, la France réaffirme son cap : porter à 30 % la part de ses eaux classées en aires marines protégées d’ici 2030. Deuxième domaine maritime de la planète, elle affiche déjà 565 AMP couvrant 32,5 % de son espace marin..
LA FRANCE À L'HEURE DU "30X30"
Sur le papier, la France est bien partie. En 2022, les sites protégés français (parcs nationaux, réserves, Natura 2000…) totalisaient 3,4 millions de km² 32,5 % du domaine maritime. Cet effort lui permet de se positionner parmi les leaders mondiaux en volume couvert. Le gouvernement co-organisateur de l’UNOC-3 met en avant cet atout : atteindre l’objectif 30×30 « par la création de nouvelles aires marines protégées » est un des volets clés affichés pour Nice. Lors du One Ocean Summit de Brest (2022) puis du sommet ONU à Montréal (2022), la France s’était en effet engagée avec l’UE à protéger 30 % de la surface océanique mondiale, dont une part significative dans son domaine national.
Pourtant ce bilan chiffré cache bien des subtilités. Les AMP françaises sont inégalement réparties. Les eaux métropolitaines, minimes (3,6 % du total), se « tartinent » d’AMP petits et nombreux, couvrant 45,3 % de cet espace. À l’inverse, les zones ultramarines (96,4 % du domaine) ont des couvertures très hétérogènes : excellentes aux Antilles, Mayotte, Nouvelle‑Calédonie ou dans les Terres Australes (avec des extensions géantes comme la mer de Corail), très faibles à La Réunion, Guyane ou Saint-Pierre-et-Miquelon. Cette mosaïque révèle l’inversion des priorités : les très vastes zones « protégées » (comme en Polynésie) sont souvent éloignées de la pression humaine, tandis que les côtes de l’Atlantique, de la Manche ou de la Méditerranée sont faiblement couvertes. Au sommet de Nice, Emmanuel Macron a vanté l’inventaire français mais les experts insistent : la vraie question n’est pas la surface totale, mais l’intensité réelle de protection.
AIRES DITES "PROTÉGÉES" : UN OCÉAN DE FAILLES
En réalité, les « zones protégées » françaises restent majoritairement ouvertes à l’exploitation. Selon une enquête CNRS récente, seules 1,6 % des eaux françaises bénéficient d’une protection intégrale ou stricte (et à peine 0,1 % pour les seules eaux métropolitaines). Autrement dit, l’essentiel du « réseau » AMP autorise encore la pêche, y compris la plus destructrice. En effet, dans plus de 98 % des AMP françaises l’utilisation d’engins de fond (chalut, drague…) demeure autorisée. Radio France le rappelle : « la plupart des AMP autorisent des usages régulés, y compris de la pêche industrielle et du chalutage de fond ». Cette règle généralisée est lourde de conséquences : selon l’ONG Oceana, en 2024 plus de cent chalutiers ont accumulé plus de 17 000 heures de pêche dans seulement six Parcs naturels marins français. Les « sanctuaires » sur le papier servent souvent de zone tampon à usage économique plutôt que de réserve pleinement sanctuarisée.
L’écart se voit dans les chiffres : là où la France revendique 32,5 % de « couverture », les analyses indépendantes estiment qu’à peine 3 % de ses eaux sont réellement à l’abri des activités extractives. Pire encore, ces rares poches protégées se situent massivement dans les zones reculées des Terres australes. En mer du Nord, Atlantique ou Méditerranée, la presque totalité des prises reste interdite. À l’exemple cité par la presse, seule une poignée d’aires françaises atteignent les standards internationaux de protection élevéer. Dans le golfe du Lion ou le canal de Corse, des scientifiques comparent ces zones à de simples « parcs à touristes » où les chalutiers tranchent les herbiers sans vergogne. Le modèle français d’AMP « à la carte » a fait dire que l’on assiste plutôt à un « coup d’épée dans l’eau » qu’à un vrai tournant écologique.
NICE 2025 : L'ANNONCE DES 4% DÉVOILÉE
À Nice, la communication a fait la part belle aux chiffres exagérés. Juste avant l’ouverture de l’UNOC, Emmanuel Macron a enchaîné interviews et déclarations grandiloquentes. Le dossier de presse ministériel du 8 juin clamait ainsi que la part des eaux métropolitaines totalement interdites au chalutage bondirait de 0,1 % à 4 % d’ici fin 2026, grâce à la création de nouvelles AMP « fortes ». Ce tour de passe‑passe a été vite exposé. En analysant les cartes officielles, l’ONG BLOOM a révélé l’astuce : ces fameux 4 % ne sont quasiment pas de nouvelles zones, mais les mêmes zones où le chalutage est déjà prohibé depuis… 2017 par un règlement européen. Autrement dit, le gouvernement a annoncé comme « avancée » la labellisation d’aires déjà sanctuarisées pour d’autres raisons, sans véritable gain écologique.
Dans ce contexte, la « grande annonce » tourne au coup de comm’. Comme l’exprime vigoureusement Swann Bommier de BLOOM, cette « annonce honteuse » ne vise qu’à « faire une gigantesque opération de comm’ » pour la conférence. Claire Nouvian, la fondatrice de BLOOM, parle carrément « d’imposture écologique » : on ne peut prétendre protéger l’océan tout en laissant intactes les activités des lobbies de la pêche industrielle. Les militants le constatent : durant l’UNOC-3, on a vu plus de gadgets (fresques participatives, décorations, flagship antipollution, etc.) que de mesures contraignantes. Si l’on oublie la communication, la politique française sur les AMP reste timide : en mars 2023 le gouvernement a même torpillé un plan européen proposant d’interdire le chalutage dans les AMP, sous prétexte de « protéger l’emploi des pêcheurs ». En somme, les engagements pris à Nice sont jugés par la société civile manifestement insuffisants.
PORT-CROS : UN SANCTUAIRE VIVANT
Pourtant, lorsque la volonté politique et la réglementation sont strictes, les résultats peuvent être spectaculaires. Le parc national de Port-Cros (Var) en est l’illustration palpable. Créé en 1963 et étendu en 2012, c’est la plus ancienne AMP d’Europe. Dans cette « zone sous haute protection », la pêche et la navigation sont sévèrement encadrées. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la population de mérous est passée d’une quarantaine d’individus avant création du parc à près de 1 000 aujourd’hui, et les herbiers de posidonie ces « poumons marins » prospèrent en abondance. Le biologiste Sandrine Ruitton résume : c’est un « coffre-fort biologique », où le capital-poisson fructifie et rejaillit hors des limites du parc. Port-Cros est un modèle vertueux : le retour d’une faune dense et diversifiée montre que la protection réelle (zonage strict, suivi des pêcheurs, surveillance) peut rendre l’océan vivant et résilient. Cette réussite isolée est le gage que les AMP françaises pourraient tenir leurs promesses, à condition de sortir des discours et de durcir le cadre.
DE L'ENCRE AU LARGE : OÙ EST LE TOURNANT ?
La conférence de Nice a donné l’illusion d’un pas de géant pour l’océan, mais le bilan demeure inachevé. Les promesses françaises ressemblent à un bel horizon qui s’éloigne : beaucoup de chiffres lancés, peu d’actions concrètes là où elles sont vitales. Il reste à transformer la poudre aux yeux en changement réel, renforcer les interdictions de pêche dans les AMP, financer leur gestion, associer pêcheurs et scientifiques. Face à l’effondrement de la biodiversité marine, peut-on se contenter de « zones marines protégées » sur le papier ? Seule une action déterminée et vérifiable mettra un terme à ce qui ressemble trop à du « MPA‑washing ». Espérons que la discussion continue : la question n’est plus seulement combien d’AMP, mais comment elles protègent vraiment. Sommes-nous prêts à exigeant que la France passe de l’annonce médiatique à l’efficacité sur le terrain ? La suite déterminera si la France assume son rôle de leader ou si elle se contente de surfer sur la vague du verdissement de façade.
Killian Ravon, pour SPECTIO
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